GÉOPOLITIQUE - HAMDAM MOSTAFAVI
Dans le nord, la région kurde, où sont détenus des milliers de djihadistes, est menacée par les attaques de milices soutenues par la Turquie.
Nous sommes les seules forces laïques et démocratiques aujourd’hui », confie Erdelan*, un combattant des Forces démocratiques syriennes (FDS). « Les groupes qui ont pris le pouvoir en Syrie sont des islamistes, ils n’aiment pas les Kurdes et veulent détruire notre projet », craint le jeune homme, qui a déjà connu les combats contre les Turcs, à Afrine, en 2018. Le projet, c’est le Rojava, enclave kurde qui se situe sur environ 30 % du territoire syrien, au nord-est du pays. Alors que Mohammed al-Joulani, nouveau leader syrien, descendait vers Damas, les Kurdes se faisaient attaquer à Manbij, à l’ouest de l’Euphrate, par l’Armée nationale syrienne (ANS), un groupe de milices islamistes armées et appuyées par les Turcs, notamment via des drones. Sur ce terrain plat, impossible pour les Kurdes, pourtant des combattants aguerris, de se défendre sans appui aérien, regrette Erdelan. Sous l’égide des Américains, un cessez-le-feu a pu se faire entre l’ANS et les FDS, après la chute de Manbij et alors que la ville symbolique de Kobané était encerclée. Dans le sud, Deir ez-Zor, entourée de champs pétrolifères, a été reprise par les rebelles, ainsi que la ville stratégique de Tall Rifaat.
L’objectif de l’ANS ? Repousser les Kurdes le plus loin possible. La Turquie, qui compte 15 millions de Kurdes sur son territoire, voit d’un très mauvais œil l’expérience du Rojava, qui se poursuit depuis 2013 pour les quelque 2 millions d’habitants ayant arraché le contrôle de leur territoire à la faveur de la rébellion syrienne. Cette zone autonome kurde, une confédération démocratique, constitue une utopie politique, féministe et laïque. A quelques encablures se trouve la région autonome du Kurdistan d’Irak, zone la plus prospère de l’Irak de l’après-Saddam. Le rêve d’un Etat kurde, cauchemar de la Turquie, n’est jamais très loin. Pour les Turcs, les forces kurdes syriennes, et notamment, en leur sein, les YPG (Unités de protection du peuple) sont considérées comme terroristes, de par leurs liens avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) de Turquie, en lutte armée contre Ankara depuis quatre décennies. « Dans cette nouvelle ère, l’organisation terroriste PKK-YPG disparaîtra tôt ou tard de Syrie. Le nouveau gouvernement syrien le souhaite autant que nous », a affirmé le ministre turc de la Défense, Yasar Güler.
« Les différentes factions islamistes et djihadistes qui ont renversé Bachar el-Assad étaient unies grâce à la détestation du régime baasiste. Désormais, elles ont besoin d’un autre ennemi pour maintenir leur semblant d’unité : les Kurdes », assure Fabrice Balanche, auteur de l’ouvrage de référence Les Leçons de la crise syrienne (Odile Jacob). « A moins d’un fort soutien américain, ils risquent d’être éliminés de Syrie avant le 20 janvier, date de l’investiture de Trump. Ainsi, ce dernier pourra-t-il rejeter la faute sur Biden et renouer avec la Turquie sur de nouvelles bases, met en avant le chercheur. Il faudrait que les Etats-Unis fassent de la question kurde une ligne rouge. » « On peut espérer qu’il y ait un système de gouvernement à Damas et que les Kurdes fassent partie de la conversation », tempère Henri Barkey, spécialiste du Moyen-Orient au Council on Foreign Relations, un think tank américain. « Mais les Turcs veulent arrêter la conversation avant même qu’elle ne se produise, concède-t-il. C’est un grand danger car le dirigeant turc, Recep Tayyip Erdogan, n’est pas le genre de personnes qui accepte un “non”. Il est prêt à prendre de gros risques pour atteindre ses objectifs. »
Or la sécurité de l’Europe se joue en partie là-bas, aux confins de la steppe syrienne, dans des camps où sont détenues quelques milliers d’âmes damnées du groupe Etat islamique. Depuis la défaite de Daech face aux Kurdes appuyés par la coalition internationale, environ 12 000 combattants se trouvent dans des camps tenus par les FDS, un chiffre qui monte à 50 000 en comptant les familles, de différentes nationalités, dont des Français. L’avenir des Kurdes – et de leur capacité à contrôler ces prisonniers – apparaît plus que jamais incertain, et inquiète les chancelleries, notamment française. Sans susciter une action très concrète : Ilham Ahmed, coprésidente du Rojava, a été reçue la semaine dernière à l’Elysée, mais, sans forcément bénéficier de l’appui escompté, selon des sources proches du dossier.
L’allié le plus important des Kurdes reste les Etats-Unis. Par pragmatisme : les forces du YPG se sont révélées le rempart le plus efficace contre Daech. Et parce qu’aucun pays occidental – en particulier la France, qui a instauré les conditions de retour les plus dures – ne veut récupérer ses ressortissants djihadistes, ou leurs familles. L’arrivée de Donald Trump vat-elle tout bouleverser ? « On a vu au travers de ses tweets qu’il dit ne pas vouloir s’en mêler. C’est très inquiétant pour les FDS », juge Renad Mansour, chercheur spécialiste de la région à la Chatham House à Londres.
Auteur de plusieurs ouvrages sur les Kurdes et fin connaisseur du terrain, l’écrivain Patrice Franceschi accuse : « Dans la nouvelle configuration, les Turcs ne veulent pas qu’il y ait demain une région autonome qui échappe à leurs “amis” de Damas [NDLR : les rebelles islamistes de Hayat Tahrir Al-Cham]. Dans l’esprit des Turcs, cette entité autonome doit disparaître. Si jamais les Américains ne parviennent pas à l’empêcher, ils pourraient laisser aux Turcs la totalité de la frontière turco-syrienne sur 30 kilomètres de profondeur. Où ils n’installeraient que des communautés arabes pour faire un nettoyage ethnique. » « L’objectif est vraiment de vider toute la région frontalière, terre ancestrale des Kurdes, de ses populations et d’arabiser et d’islamiser la région. Parce que pour ces milices islamiques, les Kurdes sont des mécréants », corrobore Kendal Nezan, président de l’Institut kurde de Paris.
« Les Kurdes sont dans une position très précaire », renchérit Renad Mansour. Outre l’appui américain, ils peuvent compter sur celui, discret mais constant, des Israéliens. Ces derniers ont intérêt à conserver une Syrie morcelée et ont des affinités historiques avec les Kurdes. Henri Barkey se veut plus optimiste et ne croit pas que Trump abandonnera les Kurdes syriens en retirant ses troupes sur place : « Les 900 soldats américains présents en soutien ont un effet dissuasif essentiel. Et on peut mesurer très concrètement ce qu’elles font : elles stoppent Daech. » ✷
Le prénom a été changé.