Novine Azad, 17 ans (à gauche) et Randa Baker, 18 ans, survivantes de l’attaque de drone sur leur école, le 11 septembre 2022 à Hassaké (Syrie).
WILLIAM KEO/MAGNUM PHOTOS POUR « LE MONDE »
Ankara mène une campagne d’assassinats contre l’appareil militaire et administratif kurde syrien.
A 18 ans à peine, Randa Baker affiche une détermination que rien ne semble entamer. « Les Turcs nous ont attaqués, car ils savent que l’on se prépare à être les futurs leaders de notre communauté. Cela leur fait peur », clame la jeune femme aux longs cheveux bruns, vêtue d’un bas de treillis et d’un tee-shirt, depuis une base des YPJ (Unités de protection de la femme, une milice kurde au sein des Forces démocratiques syriennes, FDS) à Hassaké, dans le nord-est de la Syrie. Sans ciller, elle raconte comment elle a échappé, le 18 août, à une attaque de drone turc qui a visé son école à Chamouka, à 45 kilomètres de la frontière avec la Turquie. A ses côtés, plus discrète, Novine Azad, 17 ans, est encore traumatisée.
Cinq de leurs camarades ont été tuées alors qu’elles jouaient au volley-ball dans la cour, et huit autres sont toujours hospitalisées. Toutes sont d’anciens enfants-soldats sélectionnés pour participer à un programme de démobilisation soutenu par l’Unicef et le ministère de l’éducation de l’administration autonome du Nord-Est syrien. Randa a été recrutée par les YPJ à l’âge de 12 ans. Novine les a rejoints à l’âge de 15 ans. Toutes deux disent avoir rejoint la milice par conviction. « Je ne veux pas faire partie d’une société qui oppresse les femmes », explique Randa Baker.
L’attaque contre l’école de Chamouka a marqué une nouvelle escalade dans la campagne d’assassinats que mène la Turquie contre l’appareil militaire et administratif kurde syrien, affilié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), une organisation turque classée comme terroriste par Ankara. A l’été 2022, cette campagne s’est intensifiée après l’échec du président Recep Tayyip Erdogan à obtenir le feu vert des Américains et des Russes pour mener une offensive terrestre visant à asseoir le contrôle turc sur une bande de trente kilomètres dans le Nord syrien. En intensifiant sa campagne de tirs dans cette zone, Ankara rappelle aux deux puissances leur échec à y empêcher la présence des FDS, conformément à l’engagement qu’elles avaient pris dans le cadre du cessez-le-feu passé à la suite de l’occupation par la Turquie fin 2019 de Ras Al-Aïn et Tall Abyad. Elle place aussi Washington et Moscou en porte-à-faux vis-à-vis de leurs alliés respectifs, les FDS et le régime syrien.
« Après 2019, les Russes et les Américains ont ouvert le ciel aux attaques turques. Ils disent qu’ils ne peuvent pas stopper ces attaques, car la Turquie n’a pas à leur demander la permission, et que ce sont de petits avions ou drones que les radars ne peuvent pas repérer », explique Newroz Ahmed, une membre du comité de direction des FDS. La relation entre les forces kurdes et Washington est mise à l’épreuve par ces attaques. La coalition internationale emmenée par les Américains, engagée dans la lutte anti-djihadiste aux côtés des FDS, n’a condamné qu’à deux reprises ces attaques, notamment celle de l’école de Chamouka qui a eu lieu à quelques kilomètres d’une de leurs bases. « Les Etats garants doivent clarifier leur position et mettre un terme à cela », a de nouveau appelé le chef des FDS, le commandant Mazloum Abdi, le 28 septembre, en précisant qu’il y a eu cinquante-neuf attaques turques en 2022.
« Les médias turcs les présentent comme une stratégie préventive contre des attaques que nous préparons contre eux. C’est un mensonge. Ils ne visent pas que des militaires, mais aussi des civils, dans le but de terroriser la population et de déstabiliser la région », accuse Newroz Ahmed. Le décompte tenu par l’ONG locale Hevdesti confirme la présence de nombreux civils parmi les victimes. En août, au pic de cette campagne, dix-neuf militaires et dix civils ont été tués, ainsi que seize civils et quatre soldats blessés, dans quatorze attaques. « Il y a de plus en plus de victimes collatérales, car leur stratégie est désormais de frapper leurs cibles dans des espaces publics », analyse Jwan Khalef, de l’ONG Hevdesti.
Parmi elles figurent Ahing et Ehmed, deux cousins âgés de 15 et 17 ans, et Semdin Ismaïl, un commerçant de 34 ans. Ils ont été tués le 6 août dans la zone industrielle de Kamechliyé dans une attaque de drone qui visait Yusuf Mahmoud Rabani, un responsable du Parti pour une vie libre au Kurdistan (kurde iranien), venu faire des achats dans la boutique d’Ali Erd, le père d’Ahing, grièvement blessé. « On ne se sent plus en sécurité ici, mais on n’a pas les moyens de partir », regrette Masood Hisen, le frère aîné d’Ahing, venu se recueillir sur sa tombe dans le carré militaire du cimetière de Kamechliyé.
« L’objectif de la Turquie est de créer une distance entre nous et les civils mais aussi de les déplacer », accuse Newroz Ahmed. Les frappes de drones turcs sont déstabilisatrices à plus d’un titre pour le commandement FDS et son administration. Elles limitent leur capacité de mouvement et instillent un sentiment de paranoïa, sur fond de chasse aux agents de renseignement. « Le recrutement d’espions par la Turquie affecte le tissu social, notre structure politique et militaire, car l’on commence à soupçonner chaque combattant. C’est plus dangereux qu’une offensive terrestre », reconnaît Aram Hanna, un porte-parole des FDS.
Une opération de démantèlement des cellules d’espionnage, menée par les FDS, a révélé l’étendue de l’infiltration d’espions par la Turquie. Les recrues ne sont pas seulement des opposants, mais également des membres des FDS recrutés par des proches réfugiés en Turquie ou dans les zones syriennes sous contrôle turc. Dans un programme en cinq épisodes diffusé à la fin de l’été sur la chaîne locale Ronahi TV, Ruyen Vesarti (« se cacher et faire face », en kurde), certains témoignent avoir été motivés par « l’argent, la drogue et le sexe ». Ils ont transféré au MIT, les services de renseignement turcs, les positions militaires et coordonnées de combattants, et même placé des explosifs et des dispositifs GPS sur les cibles.
De nombreux cadres des FDS ont été tués. « On connaît les risques, nos uniformes sont nos linceuls, ça ne nous arrêtera pas pour autant », assure Aram Hanna. L’assassinat par drone, le 19 juillet, de la commandante Jihane Cheikh Ahmed dans son véhicule, à la sortie d’une célébration pour les femmes de la révolution à Kamechliyé, a constitué un coup dur pour les forces kurdes. Elle avait participé à la création des YPJ en 2011, et combattu sur tous les fronts contre l’organisation Etat islamique. Membre du comité de direction des FDS, elle collaborait étroitement avec la coalition internationale et dirigeait depuis 2021 les nouvelles forces spéciales YAT. « Une telle expérience et un tel parcours, c’est presque irremplaçable. Ça a un impact sur toutes nos forces, reconnaît Newroz Ahmed. Ils ont voulu briser un symbole, car la révolution au Rojava est une révolution de femmes. »