Le Prix Nobel de littérature, qui habite à Istanbul, s’insurge contre l’arrestation du maire de sa ville, Ekrem Imamoglu. Dans cette tribune au « Monde » et à d’autres grands journaux internationaux, il dénonce une opération qui risque de mettre définitivement fin à la démocratie turque, déjà malade.
Depuis l’arrestation, le 19 mars, du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, sur la base d’accusations manifestement fabriquées de corruption et de terrorisme, la place Taksim, principal site touristique de la ville et centre des protestations politiques, est restée vide, bouclée par la police. Au cours des cinquante années que j’ai vécues à Istanbul, je n’ai jamais vu autant de prétendues mesures de sécurité dans les rues que lors de ces derniers jours.
La station de métro de Taksim et de nombreuses autres parmi les plus fréquentées de la ville ont été fermées. Le gouvernement régional a restreint l’accès des voitures et des bus interurbains à Istanbul. La police contrôle les véhicules à l’entrée de la ville et refoule toute personne soupçonnée de s’y rendre pour manifester. Ici, comme partout dans le pays, les télévisions restent allumées en permanence et la population suit avec inquiétude les derniers développements politiques.
Depuis une semaine, la préfecture d’Istanbul a interdit les manifestations publiques et les rassemblements politiques – des droits pourtant garantis par la Constitution. Malgré ces restrictions, et malgré la limitation de l’accès à Internet pour empêcher les mobilisations, des protestations spontanées et non autorisées ont lieu sans relâche, non sans affrontements avec la police. Les forces de l’ordre recourent sans hésitation au gaz lacrymogène et procèdent à d’innombrables arrestations.
On se demande comment de telles injustices peuvent se produire dans un pays membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et aspirant à rejoindre l’Union européenne. Alors que l’attention du monde est accaparée par Donald Trump, par les guerres entre la Palestine et Israël, entre l’Ukraine et la Russie, ce qu’il reste de la démocratie turque lutte aujourd’hui pour sa survie.
L’emprisonnement du principal rival politique du président Recep Tayyip Erdogan, un politicien capable de rallier un large soutien populaire, marque une escalade sans précédent dans l’autoritarisme brutal du président turc. L’arrestation d’Imamoglu est survenue seulement quelques jours avant que le principal parti d’opposition ne prévoie de le désigner officiellement comme candidat à la présidentielle, à l’occasion d’une primaire. Qu’ils soient pour ou contre le gouvernement, de nombreux citoyens s’accordent désormais sur un constat : Erdogan considère Imamoglu comme une menace politique et cherche à l’éliminer.
Lors des trois dernières élections municipales à Istanbul, Imamoglu a obtenu plus de votes que le mouvement d’Erdogan, le Parti de la justice et du développement (AKP). En avril 2019, lorsque Imamoglu a battu le candidat de l’AKP, Erdogan a fait annuler le résultat en invoquant des irrégularités techniques. L’élection a été répétée deux mois plus tard et Imamoglu l’a emportée à nouveau, avec une marge encore plus large.
Lors du cycle électoral suivant, en 2024, après cinq ans à la tête de la mairie, Imamoglu a une nouvelle fois battu le candidat du parti d’Erdogan, remportant ainsi son troisième mandat de maire d’Istanbul. Son parcours électoral impressionnant et sa popularité grandissante ont fait de lui le principal candidat de l’opposition, capable de défier Erdogan lors de la prochaine élection présidentielle.
L’ironie de l’histoire, c’est qu’Erdogan semble utiliser le même mode opératoire contre son adversaire que celui qui a été utilisé contre lui il y a vingt-sept ans. En 1998, Erdogan était maire d’Istanbul et une figure populaire. L’establishment laïque et militaire considérait sa forme d’islam politique comme dangereuse. Il avait été emprisonné et inculpé (dans son cas, pour incitation à la haine religieuse après avoir récité un poème politique lors d’un rassemblement). Il avait été démis de ses fonctions de maire et avait passé quatre mois en prison.
Son emprisonnement et son refus de se soumettre aux exigences répressives de l’armée, mettant au défi le pouvoir, avaient contribué à renforcer son profil politique. Comme l’ont souligné certains commentateurs, l’emprisonnement d’Imamoglu, qui nie les accusations et promet lui aussi de « ne pas se soumettre », pourrait avoir le même effet non désiré. Il est fort possible que cela contribue à le rendre encore plus populaire.
Cela dit, la situation n’est pas tout à fait la même. Ekrem Imamoglu fait face à une tentative délibérée et déterminée de l’éliminer de la course. La veille de l’envoi de la police au domicile du maire, la presse pro-Erdogan et le recteur de l’université d’Istanbul, nommé par le président, ont déclaré que le diplôme universitaire d’Imamoglu n’était pas valable, invoquant de prétendues irrégularités dans son transfert depuis une université privée. Etant donné que seuls les diplômés universitaires sont autorisés à se présenter à la présidence en Turquie, une telle invalidation disqualifierait Imamoglu. Il a affirmé qu’il comptait contester cette décision. Les accusations de corruption et de terrorisme ont suivi.
Qualifier ses opposants politiques de « terroristes » est une méthode qu’Erdogan a adoptée après l’échec de la tentative de coup d’Etat militaire menée [en juillet 2016] par une faction des forces armées turques. En 2019, lorsque l’auteur autrichien Peter Handke, critiqué pour avoir soutenu le défunt dirigeant serbe Slobodan Milosevic, a reçu le prix Nobel de littérature, Erdogan s’est fermement opposé à cette décision. Pris au dépourvu et sans téléprompteur, il a déclaré : « Ils ont donné le même prix à un terroriste de Turquie ! » Ce jour-là, je devais revenir de New York à Istanbul, et j’étais sur le point d’annuler mon vol retour quand le porte-parole du président est intervenu pour annoncer que ce n’était pas moi à qui le président faisait référence.
Un tribunal contrôlé par Erdogan a emprisonné Imamoglu pour « corruption », mais il n’a pas retenu des charges de « terrorisme ». Une telle accusation aurait permis au président de nommer son candidat préféré à la mairie d’Istanbul – un poste que l’AKP, rappelons-le, n’a pas réussi à conquérir lors des trois dernières élections. Il aurait ainsi pu, comme certains le craignent, détourner une partie des immenses recettes fiscales de la ville pour financer la propagande de son parti.
En emprisonnant Imamoglu, Erdogan n’écarte pas seulement un rival politique plus populaire que lui : il cherche aussi à reprendre le contrôle d’un magot qu’il n’a pas pu exploiter pendant six ans. S’il réussit, lors des prochaines élections présidentielles, seuls les visages d’Erdogan et de son candidat apparaîtront sur les murs de la ville et sur les panneaux d’affichage municipaux éclairés.
Cela ne surprendra personne qui suit de près la politique turque. Depuis une décennie, la Turquie n’est pas une véritable démocratie – tout juste une démocratie électorale, où l’on peut voter pour son candidat préféré, mais où il n’y a plus de liberté d’expression ou de pensée. L’Etat turc a tout fait pour contraindre son peuple à l’uniformité. Personne ne parle des nombreux journalistes et fonctionnaires qui ont été emprisonnés de manière arbitraire ces derniers jours. Ces arrestations ont été décidées pour donner plus de poids et de crédibilité aux accusations de corruption contre Imamoglu ; à moins que le pouvoir ait simplement misé sur le fait que personne n’y prêterait attention, tous les regards étant tournés vers les événements qui se déroulent ailleurs.
A présent, avec l’arrestation du politicien le plus populaire du pays, du candidat qui aurait remporté une majorité des voix lors des prochaines élections nationales, même la forme limitée de démocratie touche à sa fin. C’est inacceptable, profondément inquiétant, et c’est pourquoi de plus en plus de gens rejoignent les manifestations. Nul ne peut prévoir ce qu’il adviendra.
Traduit du turc par Eric Chapsal et Ekin Oklap.
Orhan Pamuk est un écrivain turc, il a obtenu le prix Nobel de littérature en 2006.