Ce qu'annonce l'éclatement irakien

mis à jour le Jeudi 10 juillet 2014 à 14h43

Mondediplo.com | PETER HARLING

L'offensive de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) n'a surpris que ceux qui se désintéressaient de l'évolution du pays depuis le retrait des troupes américaines. L'incompétence du pouvoir central et sa politique favorable aux chiites ont créé les conditions d'une insurrection sunnite.

La récente montée en puissance d'une force djihadiste sunnite ~ans le nord-ouest de l'Irak est spectaculaire, au sens propre du terme. Elle relève du ll)auvais vaudeville: il y a dans le pays, pour ainsi dire, un terroriste dans le placard. Lorsqu'il fait irruption sur la scène, le premier ministre chiite Nouri Al-Maliki joue la surprise, crie à l'assassin et appelle ses amis à la rescousse pour le chasser de la maison. Pourtant, ce djihadiste, c'est lui-même qui lui a ouvert la porte et qui l'a nourri. Ses amis, notamment iraniens, le savent, mais trouvent un intérêt à se prêter au jeu. Car le terroriste est l'excuse toute trouvée pour éclipser les errements de celui qui, après tout, reste leur homme.

En juin 2014, donc, des djihadistes sunnites opérant sous le nom d'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL, également connu sous son acronyme arabe, Daash) s'emparent presque sans combattre de-Mossoul, deuxième ou troisième ville du pays selon les chiffres auxquels on se réfère. D'autres localités, dans cette zone à dominante arabe sunnite, tombent rapidement, à mesure que l'appareil de sécurité se désintègre. VEtat irakien abandonne ses équipements militaires, dont des véhicules fournis par les Etats-Unis, laisse derrière lui ses nombreux prisonniers - généralement détenus de façon arbitraire - et livre à l'adversaire des prises de choix: près d'un demi-milliard de dollars entreposés dans une succursale de la banque centrale, notamment. Des groupes armés moins radicaux se joignent au mouvement, s'attribuant une part vraisemblablement exagérée de ces victoires. Parmi les habitants qui ne fuient pas, certains célèbrent ce qu'ils appellent une« libération», un« soulèvement», ou même une «révolution».

Les Kurdes ont sauté sur l'occasion pour s'emparer d'une autre ville majeure, Kirkouk, zone aussi riche en ressources pétrolières qu'en enjeux identitaires dont ils disputaient depuis plusieurs années le contrôle au gouvernement de Bagdad, sans parler d'autres minorités locales (lire l 'article page 10). Ce second tour de force, cependant, est passé presque inaperçu, toute 1 attention se focali am sur l'avancée des djihadiste . A en croire M. Al-Mal.iki, ses alliés et concurrents chiites, 1 administration américaine et une bonne parrie de médias, leur offensive semblait irrésistible : tous ont dit craindrè qu'ils ne s'emparent des mausolées chiites de Samarra et le détruisent déclenchant une nouvelle guerre confessionnelle, ou qu'ils conquièrent la capitale et établissent un vaste émirat couvrant de larges portions de l'Irak et de la Syrie.

EN 2012, LES SUNNITES ONT EXPRIMÉ LEUR MÉCONTENTEMENT EN MANIFESTANT PACIFIQUEMENT

En réaction, le premier ministre a appelé à la mobilisation générale dans son camp. Diverses milices confessionnelles, dont il a toléré l'expansion, ainsi que plusieurs figures chiites lui ont emboîté le pas. L'Iran a dépêché des renforts chargés d'organiser ce contingents paramilitaires et, vraisemblablement. de combattre à leurs côtés. Les Etats-Unis ont redirigé deux porte-avions à proximité de ce théâtre d'opérations que le président Barack Obama s'évertue pourtant, depuis 20 Il, à quitter pour de bon. En attendant, les questions les plus élémentaires posées par cette débâcle restaient sans réponse. Comment un appareil de sécurité pléthorique, parmi les plus denses du monde avec un million d'hommes en armes (sur une population d'environ vingt-cinq millions de personnes), a-t-il pu s'évanouir ainsi à l'approche des djihadistes? Comment expliquer la popularité .relative de ces derniers, compte tenu des souvenirs épouvantables lais é: par leur prédécesseurs, de type AI-Qaida, lorsque, en 2007, il dominaient la ville de Mossoul et y égorgeaient à peu près n'importe qui dansles rues? Pourquoi les notables sunnites locaux, à l'instar de la famille Noujaifi, proche de M. AI-Maliki, se sont-ils avérés incapables de rallier un quelconque soutien pour leur faire face? Enfin. et surtout : quid du bilan du premier ministre sortant, qui, fort de son score lors des récentes élections parlementaires, entendait briguer un troisième mandat?

Celui qui n'était à 1 origine qu'une personnalité secondaire du perit parti islamiste chiite Al-Daawa a accédé à la primature en 2006 en tant qu'homme du compromis, précisément parce qu il ne semblait menacer personne. A 1 époque, la guerre civile entre groupe armés sunnites et milices chiites faisait rage, Tous étaient i sus d'Wl même mouvement de résistance à 1 occupation américaine, mais divisés par un sentiment croissant de persécution réciproque. Le premier ministre soutint l'action des secondes utilisées comme forces supplétives dans la lutte contre les premiers.

Son image el a stratégie poljtique changèrent radicalement en 2008, quand les Etats-Unis lui donnèrent les moyens de sortir d'une logique purement confessionnelle. Il s'agissait de constituer des milices sunnires cooptées par le gouvernement pour combattre AIQaida et de reprendre en main des milices chiites de plu en plus hors de contrôle. En pratique, le rôle deM. A1-Maliki lui-même fut minime. li n'en retira pas moins 1 aura d'un homme d'Etat qui s'était élevé au-dessus des Logiques de guerre civile pour ramener le pays à la stabilité.

Par la suite il continua de s identifier à ce rôle de sauveur développant un culte de la personnalilé qui empruntait beaucoup à l'imagerie de Saddam Hussein. Ce rapprochement ne semblai! pas illquiéter ses sympathisants chiites, Au nom de la souffrance imputable au régime précédent, ou d'une prétendue «ingouvernabilité» du peuple irakien, décidément trop turbulent il ne semblaient aspirer qu'à voir émerger un chef du même acabit que l' ancien tyran, mais qui, cette fois, serait de leur confession.

La « lutre conrre le terrorisme» devint vite le principal argument de M. AJ-Maliki, lui pennettant de poumrivre une multitude d objectifs imultanément. Il put concentrer toujours davantage de pouvoir entre ses mains, étendre son contrôle ur l'énoIDle appareil de sécurité légué par J'occupant américain et le mettre au service de es intérêts politiques. A partir de décembre 2010, il cumula les postes de premier ministre, commandant en chef de forces armées ministre de la défense et ministre de l'intérieur. La peur du vide contribuait à prévenir toute tentative de le remplacer et lui as uraü un soutien suffisant de la pait' des Etats-Unis comme de l'Iran. Depuis son élection, en 2008, M. dbama souhaitait retirer ses troupes au plus vite ; et Téhéran appré: ciait un homme capable de se maintenir à la tête de l'Etat irakien tout en prenant soin de ne jamais contrarier ses intérêts.

M. AI-Maliki n'a certes pas 1 apanage du recours à la «lutte contre le terrorisme» comme programme politique par défaut. Dans le monde ambe, presque tous ses homologues l'ont utilisé pour justifier les pire, abus. Ce fut le cas de Hafez Al-Assad, le père de 1 actuel pré ident, en Syrie, des généraux algérien dans les années 1990, de Mouammar Kadhafi en Libye ou de M. Zine EI-Abidine Ben Ali en Tunisie. Au Yèmeu, jusqu'à sa cbute, en 2012, le présidentAJiAbdallab Saleb avait développé un système de pérennisation du pouvoir repo ant, entre autres sur la menace indéfiniment exploitable que repré entait AI-Qaida. Confrontés à des animosités, fru trations et aspirations diverses lors des soulèvements dits du «printemps arabe», en 2011, quasiment tous les régimes concernés ont invoqué la lutte contre le terrorisme.


Mais le premier ministre irakien est dlstingné par 1 usage illimité qu il a fait du procédé. li s est aliéné délibérément el ystématiquement les sunnites, tout en fragili ant l'Etat par Wl travail de sape. et ce de manière d'autant plus inexplicable qu il s'y trouvait en position de force. En Syrie, M. Al-Assad en a fait autant à partir de 2011. mals sou la pression d'un vaste mouvement de révolte populaire soutenu par des acteurs extérieurs qui appelaient ouvertement à faire tomber son régime. M. Al-Maliki, lui a choisi ((à froid» de négliger, voire de démanteler, les milices sunnites souvent de composition tribale, qui lui avaient été léguées par les Etats-Unis, et d'entretenir un appareil de sécurité toujours plus confessioDJlel et cûrrompu. Toure forme d'oppo ition sunnite était renvoyée au « !errorisme» donnant lieu à une multiplication des arrestations et des détentions arbitraires ainsi qu'à d'innombrable exactions.

LES TACTIQUES DE SURVIE DU POUVOIR ONT SAPÉ LES FONDEMENTS INSTITUTIONNELS DU PAYS

Les sunnites irakiens ont été tout à la fois révoltés d'un tel traitement, inspirés par les soulèvements de 20 Il dan les pays voisins et refroidis par la militari ation dé astreuse de l'opposition en Syrie - sans parler du souvenir douloureux de leur défaite pendant la Técente guerre civile. A partir de 2012, ils se sonr organi és pour exprimer pacifiquement leur mécontentement. Les premières manifestations se som muées en sil-in peIDlanents UT les grandes places des villes sunnites du pays, Leurs revendications portaient toujours sur un rééquilibrage de 1 Etat, afin de leur accorder toute leur place. Mais hl. AI-Ma1i.ki Y resta ourd. La lente recrudescence des attentat à la bombe durant cette période ne lui servit pas de mi e en garde mais de prétexte pour s obstiner (1). Petit à petit l' option de la violence, qui était devenue un repoussoir en milieu sunnite, commença à faire son chemin au-delà des franges les plus mdicalisées.


En paraUèle le premier ministre décida de - engager en faveur de M. Al-Assad, dans un conllit syrien qui prenait alors uue tournure confessionnelle, mettant aux prises un régime réduit à a composante alaouite et une opposition sunnite. Il renonça à toute critique de la répression pratiquée par son voisin, qui pourtant montait en puissance et adoptait de~ fonnes toujours plus abominables et remisa ses offres de médiation. li ouvrit grand ses frontières aux chiites qui se porraient volontaires pour aller combattre en Syrie dans le cadre d'une sorte d'«effort de guerre» piloté par l'Iran. Ces djihadistes animés par une vision millénariste annonçant la fin du monde se mirent à transiter sans difficulté par l'aéroport de Bagdad ou par 1 autoroute menant en Syrie - deux infrastructures sensibles étroitement contrôlées par les forces gouvernementales - mais aussl à diffuseL une propagande de haine confessionnelle, à défiler dans les rues et à Ji organiser en milices en Irak même.

L'homme qui préîendait avoir mis fin â la guerre civile semblait donc travailler d'arrache-pied à en ressusciter les acteurs. Qu'en di aient les puissantes ambassades des Etats-Unis et d'Iran? Jusqu'à la crise de Mossoul, au moins, elles se faisaient étrangement écho garantissant au pouvoir irakien leur soutien inconditionnel. Et pourtan les signaux. d'un désastre à venir se multipliaient. La résurgence de groupes armés sunnites et de milices chiites aurait dû suffire à donner l'alerte.

Plus grave encore 1 érosion des structures étatique" annonçait le scénario-catastrophe auquel 1 Irak faitface aujourd hui. La compétence et la cohésion de l'appareil sécuriraire décrois aient à mesure que M. AI Maliki renforçait sa politisation et tolérait lID niveau de corruption digne d'une république bananière. li devenait es entieUement un instrument de redistribution cJientéliste; et la participation - aberrante - de ses membre' aux dernières élections parlementaires explique en partie le score du premier ministre.

Celui-ci, en diminuant le rôle de 1 Assemblée en ne s'entourant plns que d une coterie de profiteurs et en trahissant allègrement St.."'Spromesses, se privait de leviers politiques pour gérer les crise . Le système judiciaire, mis au pas, n offrait lui non plus aucun recours crédible. Sur le plan économique, quasiment aucun projet de développement n'avait vu le jour tant la manne pétrolière était l'objet d'un p~ae systématique. En d'autres termes, le pouvoir de M. Al-Maliki t enait à es tactiques de survie, qui, toutes sapaient le fondements institutionnels d un pays déjà très fragile.

DES DIRIGEANTS QUI EXACERBENT DÉLIBÉRÉMENT LES CLIVAGES AU SEIN DE LEURS SOCIÉTÉS

Sauf que ce processus de fragilisation profitait à de nombreux acteurs irakiens, qu il s'agis e des alliés politiques du premier ministre, qui bénéficiaient de leur part du gâteau, ou de ses rivaux, qui y voyaient la promesse, à long terme, d'un affaiblissement de leûr adversaire. V Tran, les milices chiites le gouvernement régional kurde avaient tous avantage à ce que Bagdad demeure aussi frêle et influeoçable que possible. Les Etats-Unis quant à eux étaient aux abonnés absents: leur «( srratégie» de retrait pour clôturer une décennie d occupation miljtaire consi.stait à fermer les yeux sur rout ce qui pourrait les ralentit: et à croiser les doigts.

Résultat: plus M. Al-Maliki se révélait sectai.re et inepte, plus il échouait, et plus il consolidait a position. Fin 2012 avant que les manifestations sunnües ne prennent de 1 ampleur, ses perspectives de réélection paraissaient limitées. La fru tration était notarrunent palpable dan les milieux cbiites; à ce moment, le pays était relativement stable, et pourrant rien ne semblait avancer. Un an plus tard, 1 Irak. était à nouveau à feu et à ang, avec une moyenne mensuelle d environ mille morts, comme au cours des années noire de 2006-2007 et la popularité de son homme fort était remontée en flèche. Même après la prise de Mossoul son départ imminent ne semblait pas garanti ; les chiites erraient les rangs derrière lui, 1 IranJui donnait de témoignages de loyauté, et la peur du vide restait forte y compris chez des acteurs plus ambivalents.

Cette crise soulève bien des que tions ; mais on aurait tort de se limiter aux conclusions les plus évidentes: la responsabilité américaine dans cette débâcle, la personnalisation du problème à travers la figure de M. AJ-Mal.iki ou la menace du« terrorisme». Ce dont on parle moins et qui occupe pourtant une place centrale c'est la pratique du pouvoir et la nature de institutions. La personnalité du premier ministre est secondaire: c'est tout un contexte qui non seulement lui a permis de se comporter de la sorte, mais 1 a récompensé pour cela. Quand, en mars 2014, il organisa une grande conférence internationale sur la (dutte contre le terrorisme», par exemple 1 Organisation des rations rmies participait au spectacle et applaudissait dans la salle.

I.e mal du reste est Lille plaie régionale. Plus M. Al -Assad réu sît dans a sn:atégie de pourrissement, plus il emble imposer comme faisant partie de la solution plutôt que du problème. Le maréchalAbdel Fatab A1-Sissi, qui dirige officiellement 1 Egypte depui juin, conçoit la politique comme le ferait un officier dtl renseignement militaire, mais son élection - et, comme toujour , la peur du vide - uffit au monde extérieur pour lui donner lil blanc-seing. A Bahrein, la famille régnante n'a cédé ur rien, mai n'en subit aucune conséquence.

La pratique du pouvoir qui se répand consiste à abandonner toute ambition de gouverner àl'échelle d'un.Btat-nation. Les régimes o'essaient même plus de surmonter les clivage existant au sein de leurs sociétés que ce soit par l'idéologie, le développement ou la répression. TIs investi sent ces lignes de fracture les ex.acerbent et recherchent le conflit. En radicalisant une partie de leur ociéré, il consolident leur position dans une autre et font l'économie de tout programme constructif: la crainte de c.e qui pourrait les remplacer suftït à les maintenir au pouvoir. Ils tendent aus i à fragiliser le caractère national de leurs institutions en les privant de leur autonomie de façon à se rendre indispensables. Ils vont ensuite se vendre à l'étranger, au nom de la « guerre contre le terrorisme) et fort~ d'une eIection « démocratique» qui reflète le ote hystérique d'un pan de la société et le boycott funeste de l'autre.

L'Irak donne une bonne idée de ce à quoi mène, à terme, une telle pratique du pouvoir. Reste à se demander : pourquoi diable entrer dans ce jeu?


(1) Lire Femat Alani, « Irak-Syrie, mêmes combats », Le Monde diplomatique, janvier 2014.

• Conseiller spécial de l'International Cri sis Group pour le Proche-Orient.