Des combattants de l’Armée nationale syrienne se dirigent vendredi, vers la ville frontalière d’Akcakale en Turquie pour rejoindre Tal Abyad dans le nord de la Syrie. BULENT KILIC/AFP
Le Figaro | Minoui, Delphine, correspondant à Istanbul | Le 23/10/2019
ILS ONT tout connu de la guerre syrienne. Tout vécu, aussi, au point de s’allier avec la Turquie pour assurer leur survie.
Dans la complexe nébuleuse des brigades anti-Assad qui, en huit ans de conflit, n’ont cessé de se recomposer au gré des défaites militaires et des alliances à géométrie variable, les rebelles de l’Armée nationale syrienne (ANS, chapeautée par l’opposition) sont ces quelques milliers de mercenaires qui, depuis le 9 octobre, combattent aux côtés des troupes turques dans le cadre de l’opération « Source de paix » menée, au nord-est de la Syrie, contre la milice kurde des Unités de protection du peuple (YPG).
Pour la Turquie qui les entraîne et les équipe, cette force de mobilisation constitue un réel avantage sur le terrain. « Ces troupes, qui accompagnent les commandos turcs au sol, après les raids aériens de l’armée turque, forment une importante force d’infanterie dans cette opération. Équipées de blindés et de fusils d’assaut, elles ont une véritable connaissance du terrain, elles parlent la langue et sont particulièrement utiles au niveau du renseignement. Nombre de ces combattants sont d’ailleurs originaires des villes et villages ciblés par l’offensive », explique Emre Kursat Kaya, expert militaire au sein du think-tank turc EDAM, qui estime à quelque 10 à 15 000 - sur un total d’environ 80 000 - le nombre de rebelles syriens mobilisés pour cette opération. Les photos, nombreuses à circuler sur les réseaux sociaux, montrent des scènes de liesse où ces derniers embrassent leurs familles, de retour chez eux, après avoir délogé les YPG des faubourgs de la ville frontalière de Tall Abyad, tombée dimanche 13 octobre.
Mais d’autres images offrent un visage plus compromettant de ces « libérateurs », comme cette vidéo diffusée la veille, samedi 12 octobre, sur Twitter et Facebook. Devant la caméra d’un téléphone portable, des miliciens en treillis tirent sur un homme plaqué au sol, les mains liées derrière le dos. « Allahou Akbar ! Bien fait pour ce porc ! », hurle l’un d’eux. « Filme-moi, filme-moi ! », insiste un autre, la kalachnikov pointée vers la victime, un Kurde syrien, capturé plus tôt. D’autres photos, particulièrement glaçantes, montrent le véhicule criblé d’impacts de balles d’une responsable politique kurde, Havrin Khalaf, connue pour avoir toujours œuvré en faveur d’un rapprochement entre communautés arabes et kurdes. La jeune femme est morte peu après.
Un patchwork hétéroclite d’une trentaine de factions
Ces exactions barbares sont révélatrices de la ferveur sectaire exacerbée par l’offensive turque et du risque d’implosion qu’elle fait peser sur la fragile mosaïque communautaire de cette région où Arabes, Kurdes, Assyriens ou encore Turkmènes cohabitent.
« Une enquête est ouverte. Les suspects seront transférés à la police militaire et seront jugés devant un tribunal », promet le major Youssef Hamoud, porte-parole de l’ANS, contacté via WhatsApp à Tall Abyad, en évoquant un retour progressif à la normale avec, notamment, la constitution d’un nouveau conseil local. Mais ce violent dérapage est de mauvais augure pour la suite. « C’est un incident isolé, commis par un des groupes qui n’a pas suivi les règles du leadership, même s’il est difficile de garantir qu’il ne se reproduira plus », estime Emre Kursat Kaya.
Rassemblés sous la bannière de l’Armée nationale syrienne (ANS), qui a remplacé l’Armée syrienne libre (ASL), créée en 2011 par des déserteurs de l’armée officielle de Bachar el-Assad, les combattants de l’offensive « Source de paix » représentent un patchwork hétéroclite d’une trentaine de factions - dont la petite « Brigade des faucons kurdes » avec ses 500 soldats - plus ou moins modérées. Après huit ans de guerre, cette nouvelle coalition s’avère aussi complexe que le conflit syrien. La plupart de ses soldats ont pratiqué tous les fronts : anti-Assad, anti-Daech et maintenant anti-YPG. Ils sont originaires du Nord-Est, mais aussi d’Alep, d’Idlib et d’autres provinces.
Au gré des revirements géopolitiques, ils ont bénéficié, au fil des années, de l’aide des Américains, des Saoudiens ou encore du Qatar. « Quand tout le monde nous a lâchés, nous n’avons eu d’autre option que de nous en remettre aux Turcs. Un choix par défaut », concède l’un d’eux, Mohammad (nom de guerre). Natif de la province d’Alep, il en est à sa troisième opération menée par Ankara en Syrie. « J’ai d’abord combattu Daech en 2016 pendant l’offensive “Bouclier de l’Euphrate” à Jaraboulos et Al Bab, puis les YPG, en 2018, durant l’opération “Rameau d’olivier” menée à Afrine », dit-il.
Règlements de comptes
À l’époque, le groupe rebelle salafiste Ahrar al-Sharqiya - qui fait partie de l’ANS et qui est soupçonné d’être derrière les récentes exactions - s’était déjà fait remarquer par ses chants djihadistes, ses pillages de magasins et sa violence envers les civils kurdes. Mohammad, issu de la Division al-Hamza, une autre brigade, avoue être inquiet pour la suite. « Il y a quelques jours, l’Observatoire syrien des droits de l’homme a rapporté qu’un de nos combattants se revendiquant d’al-Hamza avait kidnappé un jeune homme dans la ville de Ras al-Ayn après son refus de donner sa moto et son téléphone portable et qu’un autre avait volé une voiture. Les règlements de comptes deviennent légion. Sur le terrain, il y a un réel manque de contrôle et de discipline. C’est mauvais signe », dit-il. Lui qui, dès 2011, avait rejoint les cortèges de manifestants anti-Assad « pour offrir un meilleur avenir à mes enfants », avoue avoir perdu toutes ses illusions. « Après huit de conflit, cette guerre n’est plus la mienne. Aujourd’hui, j’en suis réduit à me battre pour la Turquie pour survivre financièrement. Des Arabes syriens tuent leurs frères kurdes syriens, alors qu’en 2011, nous étions tous ensemble contre le régime. Pour la première fois, je songe à rendre les armes pour de bon. »