08.08.03 | 13h22 © Mario Vargas Llosa.
Traduit de l'espagnol par François Maspero. A Souleimaniyé, les traces de la guerre sont si faibles, les tragédies du passé semblent si loin que l'écrivain voudrait voir ici le visage de l'Irak futur.
Quitter Bagdad pour aller vers le nord et le Kurdistan irakien, c'est changer de paysage, de langue, de culture et, ces jours-ci, de décor urbain. Après quatre heures de voiture à travers un désert plat et calciné, où les villages de Bédouins alternent avec les squelettes de chars et de camions militaires, on aperçoit les montagnes et, une heure plus tard, à la hauteur de Kirkouk, déjà en pleine zone pétrolifère, la montée commence.
Nous laissons cette ville derrière nous pour prendre la direction de Souleimaniyé, et la pente devient plus rude, les côtés de la route se couvrent de verdure, on traverse des bois de pins et des petites vallées avec des champs où travaillent des paysans au visage tanné et au regard intemporel. On ne dirait jamais qu'il y a eu la guerre.
Et encore moins à Souleimaniyé, ville sympathique aux larges rues plantées d'arbres, propres, avec des agents de la circulation aux carrefours, des femmes vêtues à l'occidentale, des cybercafés partout, des McDonald's et une véritable forêt d'antennes paraboliques sur les toits. Je ne m'attendais vraiment pas à découvrir un paysage à ce point normal. Ni à voir des affiches remerciant le président Bush pour "la libération de l'Irak" et souhaitant la bienvenue à Paul Bremer, le proconsul, qui vient d'effectuer une tournée pour s'entretenir avec les membres d'un des deux "gouvernements" kurdes qui se partagent le Kurdistan irakien. Celui de Souleimaniyé appartient à l'Union patriotique du Kurdistan de Jalal Talabani ; l'autre, dont la capitale est Irbil, plus au nord, est le domaine du Parti démocratique du Kurdistan de Massoud Barzani.
La féroce rivalité entre les deux partis - les combats fratricides de 1994 entre les deux communautés ont fait plus de trois mille victimes - a augmenté le malheur des Kurdes, 20 % de la population irakienne (un peu moins de quatre millions). Auparavant, ils ont été les victimes systématiques de la dictature de Saddam Hussein qui s'est acharnée contre eux, particulièrement lors de leurs tentatives de rébellion de 1975, 1988 et 1991 pour demander une plus grande autonomie ou pour résister à l'arabisation forcée des zones kurdes. Le régime a déporté ou massacré les habitants pour les remplacer par des Arabes sunnites. Des milliers de Kurdes ont été exterminés avec des gaz toxiques en 1988, au cours d'opérations qui ont fait disparaître des villages entiers - enfants, femmes et vieillards compris -, jusqu'au massacre de Halabja, en mars de cette année, où plus de quatre mille Kurdes ont été liquidés avec des armes chimiques.
Mais, quand on marche dans les rues de Souleimaniyé, on a l'impression que tout cela appartient à un passé très ancien. On ne voit nulle part de soldats américains ("Ils sont habillés en civil, ils fraternisent avec les habitants dans les cafés et les restaurants", me dira Shalaw Askari, le ministre des relations extérieures et de la coopération de Jalal Talabani), et les seuls soldats visibles sont les peshmergas (les combattants) locaux, vêtus de pantalons bouffants, d'énormes turbans qui semblent sortis d'un tableau de Rembrandt et de longues bandes de tissu imprimé qu'ils portent enroulées autour du corps en manière de ceinture.
Le Kurdistan irakien a fort bien utilisé les douze années de l'autonomie totale imposée par les alliés après la première guerre du Golfe. Cette autonomie a permis le fonctionnement de gouvernements régionaux et l'établissement d'une zone d'exclusion où l'autorité de Saddam Hussein n'avait plus cours. Disposant de ce fait, pour la première fois dans leur histoire, d'un gouvernement à eux, les Kurdes ont joui d'une réelle prospérité économique qui se lit sur les constructions, les magasins où l'on trouve des produits venant de la moitié du monde, et la foule qui se presse dans les cafés, devant les vendeurs de boissons, dans les restaurants qui abondent dans la ville. Pourtant, l'étranger de passage ne trouvera pas un seul Kurde pour lui dire que l'aspiration de la communauté est l'indépendance. Tous ont appris leur leçon et répètent qu'ils souhaitent continuer à faire partie d'un Irak démocratique et fédéral qui leur garantira cette autonomie qui leur a si bien réussi.
Ils sont très conscients des craintes qu'éveille la seule idée d'un Kurdistan indépendant dans la Turquie voisine où douze millions de Kurdes vivent dans une perpétuelle tension avec le pouvoir central.
L'homme qui m'explique tout cela, dans un anglais parfait - il a fait ses études aux Etats-Unis et en Angleterre -, est Shalaw Askari, ministre des relations extérieures et de la coopération, qui m'a accueilli à la place de Jalal Talabani, avec qui j'avais rendez-vous mais qui a dû partir à l'improviste pour Moscou. Dans le passé, l'Union patriotique du Kurdistan a été marxiste et a reçu l'aide de l'Union soviétique, mais elle est aujourd'hui pour le capitalisme, et c'est une alliée militante de la coalition dont les forces ont collaboré étroitement avec les peshmergas, ce qui à valu à la région de sortir pratiquement indemne de l'invasion.
"Pour nous, les Américains sont des amis, les libérateurs de l'Irak, et nous leur sommes reconnaissants d'avoir renversé le tyran Saddam Hussein", me dit Askari. Nous discutons maintenant très naturellement, mais, tout à l'heure, quand je suis entré dans cette salle et que je me suis trouvé en face du ministre qui m'attendait entouré de ses conseillers et de chefs d'entreprises privées qui collaborent avec lui, je me suis senti déconcerté. Pourquoi tant de monde? Il s'agissait en fait d'un monumental malentendu : Shalaw Askari et son entourage s'attendaient à voir quelqu'un qui était prêt à investir immédiatement des capitaux considérables dans la reconstruction et le développement du Kurdistan de Jalal Talabani. Avec force détails et sur un mode très persuasif, ils m'ont expliqué que les urgences prioritaires étaient un hôpital de quatre cents lits, pour lequel le gouvernement avait déjà le terrain et les plans (ils étaient à ma disposition) et dont le coût ne dépasserait pas 40 millions de dollars, et un abattoir pour Souleimaniyé, chiffré à un peu moins de 14 millions. J'ai dû les détromper en leur expliquant qu'il n'était pas en mon pouvoir de réaliser de tels investissements, que je ne représentais personne sauf moi-même. Le jeune ministre a pâli, a avalé le peu de salive qui lui restait et m'a souri.
"Nous avons appris la leçon, poursuit-il, et, désormais, au lieu de nous rappeler le martyre de notre peuple sous la dictature, ou les tragiques querelles internes qui ont fait tant de mal à notre cause dans le monde, nous voulons travailler, collaborer et contribuer à l'édification d'un Irak démocratique et libre où nous pourrons vivre en paix avec toutes les autres communautés." Quand je lui demande si l'Union patriotique du Kurdistan fera partie du Conseil de gouvernement que Paul Bremer est en train de constituer, il m'assure que oui : ce point a été clairement défini durant la récente visite du chef de la CPA (Coalition Provisional Authority).
"Le mot-clef de la pacification de l'lrak est le travail, affirme Askari. Il est svelte, fougueux, optimiste, et parle avec les mains comme un Italien. Le fanatisme islamiste diminuerait radicalement si tous les chômeurs pouvaient enfin se mettre à travailler et avoir un salaire. Quand on est oisif, il est possible d'aller cinq fois par jour à la mosquée et de vivre mentalement prisonnier de ce qu'on y prêche. Si on travaille huit heures, auxquelles s'ajoute le temps employé à aller à son travail, à en revenir et à s'occuper de sa famille, la religion ne peut plus être l'unique occupation dans la vie. D'autres choses, aussi importantes, apparaissent. Et, dans les têtes, il y a des toiles d'araignée qui disparaissent pour faire place à des idées plus modernes."
Pour lui, la violence qui s'est déchaînée contre les forces d'occupation - les attentats et les embuscades font quotidiennement un ou deux morts chez les soldats américains - n'est pas seulement due aux derniers débris des forces de répression et de la Garde républicaine de Saddam Hussein ; elle est aussi le fait de commandos étrangers envoyés par Al-Qaida, l'organisation terroriste d'Oussama Ben Laden, et même de terroristes venus d'Iran qui obéissent aux courants religieux les plus conservateurs du pays voisin. "Ces gens-là craignent plus que tout l'établissement d'un Irak démocratique. Et puis ils sont convaincus que, tôt ou tard, les Etats-Unis s'attaqueront à eux. Ils ont donc décidé de commencer la guerre tout de suite, sur le territoire irakien." Mais il est sûr que lorsque le pays se sera doté d'institutions, la coalition et les autorités irakiennes anéantiront rapidement la résistance terroriste.
Son idéal est transparent : un Irak de professionnels, intégré au monde, dégagé des dogmes politiques et religieux, qui attirera des capitaux de partout pour développer les immenses ressources du territoire, au sein duquel la liberté et la légalité assureront la tolérance réciproque, et où l'entreprise privée sera le moteur du développement. Il me désigne les chefs d'entreprise présents : ils sont déjà au travail, malgré la précarité de la situation actuelle et les difficultés que créent, pour toute opération financière, l'incertitude, le vide légal et le fait qu'il n'y a pas encore de banques ni même une monnaie commune à tout l'Irak, car ici, au Kurdistan, ce ne sont pas les dinars à l'effigie de Saddam Hussein qui circulent, mais d'autres, émis antérieurement.
Peut-on faire des affaires, peut-on investir dans pareil désordre ? L'un des chefs d'entreprise, Nagi Al-Jaf, arbore un sourire radieux : "Nous attendons pour demain une délégation de banquiers suisses que nous avons presque convaincus d'ouvrir une banque à Souleimaniyé." Le ministre devient moins loquace quand je lui demande s'il est vrai que Jalal Talabani et Massoud Barzani ont promis à Paul Bremer, qui est venu rencontrer les deux frères ennemis principalement dans ce but, de fondre les deux gouvernements, celui d'Irbil et celui de Souleimaniyé, en un seul, avec une représentation unique dans le futur gouvernement irakien. "Nous collaborons entre nous, et les aspérités, les vieilles querelles disparaissent peu à peu. La volonté d'union existe. C'est seulement une question de temps." C'est le seul moment où j'ai l'impression que l'aimable ministre s'en tient strictement au discours officiel.
En revanche, je suis convaincu qu'il croit profondément ce qu'il me dit quand il me parle du désir des Kurdes de rassurer la Turquie, en lui ôtant de la tête que l'objectif de Talabani et de Barzani est un Kurdistan indépendant, ce que le gouvernement turc n'acceptera jamais. "Nous sommes tous d'accord : nous ne nous battons pas pour la sécession, nous voulons faire partie d'un Irak qui respecte nos droits." Et sans avoir l'air d'y toucher, il ajoute :"Ne trouvez-vous pas que les Turcs se comportent étrangement ? Ils avaient l'occasion de recevoir 40 milliards de dollars des Etats-Unis pour permettre aux forces de la coalition qui venaient libérer l'Irak de passer par chez eux, et ils les ont refusés. C'est plutôt stupide, non ? Et, en plus de l'argent, perdre du même coup un ami aussi puissant ! Tant pis pour eux..."
Al'issue de cette rencontre, Nagi Al-Jaf, le chef d'entreprise, m'emmène dans un endroit qu'il dit "paradisiaque". Il n'exagère pas. Souleimaniyé est entourée de montagnes aux pentes douces couvertes de végétation, et une route très moderne conduit, parmi les pins, à un point de vue splendide d'où l'on découvre tous les environs. On aperçoit, dispersées au milieu de jardins, de parcs et d'arbres, les maisons blanches de la ville où déjà s'allument les premières lumières. La ville est très étendue et, entre ses deux extrémités, s'étalent des terrains rocailleux de couleur ocre et des bosquets. A cette hauteur, la chaleur étouffante disparaît sous l'effet d'une brise fraîche qui charrie une odeur de résine. Tout le versant de cette montagne est occupé par des familles ou des groupes d'amis, beaucoup de jeunes qui se sont installés sous les arbres, autour de petits foyers sur lesquels on prépare le dîner tout en bavardant. Le long du chemin il y a des kiosques de boissons, des petites maisons isolées, un centre de récréation. Aussi loin que porte la vue, tout est propre, beau et paisible.
Tout ce que je visite le lendemain matin, le marché et les rues adjacentes, mais aussi les personnes avec qui je parle, me conforte dans ce sentiment : il règne parmi ces gens un esprit constructif, une volonté de tourner la page d'un passé ignominieux. Mais à l'hôtel, au moment où déjà je m'apprête à partir, une conversation imprévue autour d'un café très fort et fumant avec un jeune entrepreneur qui vient d'Irbil me ramène sur terre. Je lui dis combien j'ai été favorablement impressionné par ma brève visite à Souleimaniyé. "Ne vous faites pas une idée aussi positive de ce qui se passe ici", me dit-il après m'avoir écouté. Le Kurdistan irakien est partagé aujourd'hui entre deux partis qui se haïssent et qui ont établi deux gouvernements qui sont deux monopoles. "Peut-on parler de démocratie, avec des partis uniques ? Je vous assure que c'est une démocratie très relative et très corrompue. Pour n'importe quel type d'affaires, ici ou à Irbil, vous devez payer des commissions élevées au Parti démocratique du Kurdistan ou à l'Union patriotique du Kurdistan et aux dirigeants eux-mêmes, dont beaucoup, ces dernières années, se sont enrichis grâce au nouveau pouvoir. Car, là-bas comme ici, il n'existe aucun type de contrôle sur les activités du gouvernement."
Exagère-t-il ? Je n'ai aucun moyen de le savoir. Mais je monte dans la camionnette qui me ramènera à Bagdad avec un sentiment de tristesse et un léger goût d'amertume dans la bouche.
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 09.08.03