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Half Moon, le dernier film de Bahman Ghobadi, raconte l'histoire de Mamo, un vieux musicien kurde, qui n'a pas eu le droit de se produire en concert en Irak depuis trente-cinq ans. A la chute du régime de Saddam Hussein, il entreprend avec ses fils musiciens et Hesho, chanteuse à la voix d'or, un périple pour rejoindre le Kurdistan irakien et y donner un grand concert. Mais, la route est longue et semée d'obstacles…
Courrier international : Que signifie le prénom ‘Mamo' que porte le personnage principal, le vieux musicien ?
Bahman Ghobadi : Pour moi, le prénom 'Mamo' est un hommage à Mozart. Je voulais montrer Mamo comme le Mozart kurde. Je voulais faire passer le message qu'il y a deux cent cinquante ans un homme pouvait faire de la musique avec des femmes, et qu'aujourd'hui on est dans un pays où les femmes peuvent à peine parler et n'ont pas le droit de chanter. On m'avait commandé ce film pour le 250e anniversaire de la naissance de Mozart. Afin d'être prêt à temps pour le Festival, je l'ai terminé en seulement trois mois. Je suis parti d'un script de 8 pages. Le matin, on trouvait l'endroit où tourner. L'après-midi, on tournait avec les acteurs, pour la plupart des amateurs. Le soir, on faisait l'édition et, la nuit, le montage ! Si je refaisais le film, je rajouterais 6 minutes que j'ai dû coupées en prévision de la censure. Au début, je ne voulais pas présenter ce travail comme mon film, mais, après l'avoir vu, je me suis rendu compte que c'était comme mon enfant.
Dans Half Moon, Mamo et ses fils ont du mal à franchir la frontière entre l'Iran et l'Irak. Il y a notamment une scène où on les voit se tenir debout sur la ligne de démarcation et se faire tirer dessus dès qu'ils essaient de la franchir.
Le fait que le Kurdistan est divisé en plusieurs pays (Iran, Irak, Turquie, Syrie) vous donne-t-il une sensibilité particulière pour les frontières ?
Les frontières fixées par les Occidentaux ont entraîné le Moyen-Orient dans la guerre : entre le Koweït et l'Irak, entre l'Inde et le Pakistan, entre l'Iran et l'Irak. Quand on est en Europe, on peut prendre une bicyclette et se promener partout. Pourquoi moi je n'ai pas cette chance au Moyen-Orient ? Je vis dans un des pays les plus riches du monde, l'Iran, et mon ami vit dans un autre pays riche, l'Irak. Nos maisons sont à 80 kilomètres de distance et je ne peux pas aller le voir. C'est vraiment terrible. Maintenant, si je veux me rendre en Irak, je dois attendre plusieurs semaines pour qu'on me donne un visa. Je suis vraiment opposé aux frontières. Je rêve d'une union moyen-orientale semblable à l'Union européenne. Mais l'Occident ne nous laisse pas nous unir. Les Etats-Unis sèment la division et ensanglantent nos régions, en voulant vendre et tester ses armes. Ils prennent notre argent, et moi je suis obligé de vivre sans argent. Tant qu'il y aura de l'argent à se faire au Moyen-Orient, la situation sera difficile.
Décririez-vous vos films comme des films symboliques ou réalistes ?
Mes films sont à la fois très symboliques et très réalistes. A cause de la censure, je suis obligé de recourir très souvent aux symboles. Je ne peux pas tout dire. Mais il y a aussi des parties très réalistes dans mes films. C'est comme si je mettais un voile sur la réalité. Half Moon (Niwe mung en kurde) est un film très symbolique. Je lui ai donné ce nom parce qu'on ne comprend que la moitié des choses. On ne comprend pas vraiment pourquoi Hesho, la jeune chanteuse, s'en va. A la fin, on ne sait pas si la jeune femme, Niwemang, est un ange ou si elle est réelle. Toute la construction du film est centrée sur cette moitié invisible. Le Kurdistan irakien est la moitié qu'on ne voit pas. Si on se rend au Kurdistan en touriste, on ne saisit que la moitié des choses. Il faut prendre le temps pour comprendre ce qui est en profondeur, ce qui est à demi caché.
La mort plane sur le personnage principal de Half Moon.
La mort est omniprésente dans le film, mais, dans le fond, ce film est une ode à la vie. Mais si la mort plane sur ce film, c'est parce que ces temps-ci j'ai le sentiment qu'elle plane sur moi. Depuis un ou deux ans, à chaque fois que je suis en Iran, je ressens fortement cette peur de la mort. J'ai 38 ans, j'ai vécu quinze ans de guerre, si on y ajoute la guerre Iran-Irak, ça fait vingt-cinq ans. Depuis deux ans, je vis dans le stress d'une attaque américaine contre l'Iran, j'ai peur physiquement. J'ai peur pour mon pays, j'ai peur pour ma famille. J'ai surtout peur de ne pas avoir le temps de faire tout ce que je veux. J'ai beaucoup de projets, de grandes idées dans ma tête, j'ai vraiment peur de ne pas avoir le temps de faire tous les films, les grands films que j'ai en tête. D'autant plus que, dans mon pays, pour 2 % de plaisir dans la réalisation il y a 98 % de difficultés. Si Mamo est obsédé par la mort, c'est parce que moi je le suis aussi.
Quelles sont ces difficultés auxquelles vous avez fait face pour tourner votre film en Iran ?
L'Etat a refusé de me fournir du matériel. Je n'avais as de pellicule, pas de caméra et aucun des accessoires dont j'avais besoin. J'ai dû tout acheter au marché noir à Londres dix fois plus cher que les prix normaux. En plus, j'ai coupé 6 minutes pour éviter de me faire censurer par l'Iran. Et le film a été refusé deux fois. Les censeurs voulaient que je coupe encore 10 minutes ! Donc il est interdit en Iran. En plus, j'attends depuis huit mois une autorisation de tourner à Téhéran et on ne me l'a toujours pas accordée. Je dois commencer un film muet sur la jeunesse de la capitale. Les autorités m'ont tellement accusé de séparatisme kurde que j'en suis las. Si je tourne un film à Téhéran, c'est pour faire plaisir à mes amis, qui voulaient que je fasse au moins un film dans la capitale. Mais, même celui-là, les autorités ne m'autorisent pas à le faire.
Pourquoi tournez-vous tous vos films au Kurdistan ?
Le Kurdistan est une terre magique, ce n'est pas seulement moi qui le dis, mais plusieurs autres réalisateurs. C'est une terre de beauté, encore sauvage. De plus en plus de réalisateurs situent leurs films dans les montagnes du Kurdistan. Pour ce qui me concerne, je tourne au Kurdistan parce que je suis kurde. Je suis viscéralement attachée à ce pays. Mais, maintenant, je commence à avoir des projets dans d'autres lieux, au Mexique, au Portugal, en Inde. Si j'ai concentré mon attention sur le Kurdistan, c'est parce que depuis que le cinéma existe cette région a toujours été négligée. Par exemple, il n'y a pas de salles de cinéma au Kurdistan. Cela s'explique par le fait que cette région de l'Iran a été négligée. Elle manque d'infrastructures, de cinémas, d'universités, de tout ce que le gouvernement iranien a oublié d'y construire. Les seuls films tournés au Kurdistan sont des films nuls, horribles, sans aucun intérêt artistique, des films d'action ou de guerre où on voit des Kurdes voyous s'entre-tuer. Mais, depuis que je tourne et que j'ai emmené là-bas des réalisateurs – dont Abbas Kiarostami –, plus personne n'ose faire des films aussi mauvais. Et les gens aussi refusent ce genre de film. Maintenant il y a un virus du cinéma au Kurdistan, tous les jeunes se mettent à faire des courts-métrages. Avec très peu d'argent, 50 dollars, 500 dollars au maximum, ils font des chefs-d'œuvre. Je suis convaincu qu'il y aura bientôt une nouvelle vague du cinéma iranien au Kurdistan, qui présentera un cinéma nouveau et original. C'est vraiment ma fierté d'avoir aidé à l'émergence du cinéma dans ce pays. Les films que j'ai réalisés, les prix que j'ai reçus, tout ça a très peu d'importance par rapport à cette réussite.
Pensez-vous faire un film qui traite spécifiquement de la situation des femmes en Iran et au Kurdistan ?
Pour moi, la question de la condition des femmes est très importante. Je le vois au quotidien, avec ma mère, avec les voisines, avec mes tantes. La situation des femmes est très difficile en Iran et encore plus au Kurdistan. Elles sont limitées à leur rôle de mère et de femme au foyer. On ne leur donne pas la possibilité d'étudier, la possibilité d'avoir des responsabilités. On ne leur fait pas confiance. Personnellement, je suis convaincu que les femmes kurdes sont plus intelligentes que les hommes. Je l'ai vu avec ma mère. C'est elle qui a fait de moi ce que je suis. Elle m'aidait plus que mon père, qui était nul et qui ne reconnaissait pas mon talent. Il était très dur, c'était un policier. Parfois ma mère me réveillait au milieu de la nuit et j'allais voir des films chez des amis. Elle a vraiment rempli les deux rôles. Je vois ça chez mes tantes aussi, elles remplissent les deux rôles. Ma grande sœur est pour moi un exemple de ce que peut devenir la femme kurde : elle a eu ses diplômes dans les meilleures universités, maintenant elle vit aux Etats-Unis. Mais, en Iran, et encore plus au Kurdistan, 99 % des droits des femmes sont bafoués.
La culture kurde en général et la culture musicale kurde en particulier ont beaucoup d'importance dans vos films. Est-ce que votre but est de montrer la culture kurde au monde ?
Je vis avec la musique. Je suis véritablement amoureux de la musique. Je vis tout le temps avec la musique, quand je marche, quand je mange, quand je prends l'avion, avant de m'endormir jusqu'à l'instant où je ferme les yeux... Je pense que les Kurdes ont toujours eu une vie difficile et, pour la supporter, ils ont trouvé deux solutions. D'abord l'amour de la musique, une musique vibrante, intense. Les Kurdes vivent au rythme de la musique. Cela leur permet de soulager leur douleur sans arrêter ce qu'ils sont en train de faire. Ensuite, ils ont une langue originale. Je trouve que ce sont deux très bonnes solutions, deux calmants très intelligents qu'ils ont trouvés. La musique est très importante dans la vie de tous les Kurdes. Au Kurdistan, la femme qui pétrit le pain ou celle qui tisse est toujours en train de chanter. Chaque recoin du Kurdistan vibre au rythme de la musique.
Propos recueillis par Hamdam Mostafavi