Cinéma : « Frères d'exil », de Yilmaz Arslan

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Mort à Berlin

Comme ses personnages, le réalisateur de ce beau film est déchiré par un double exil, celui d'un immigré en Allemagne en butte au racisme antikurde de ses concitoyens.

Dans une lumière dure, un vieil homme glisse une poignée de terre dans la poche d'un adolescent : signe d'adieu. Au loin, un vol d'oiseaux après l'hiver. Un bus rouillé passe, et part pour la Terre promise. C'est ainsi que commence « Frères d'exil » de Yilmaz Arslan : dans cette aube un peu froide, cet arrachement à la terre kurde, un pays écrasé de misère.

Le film est traversé d'une violence d'orage : un homme meurt sur le trottoir de Berlin, les tripes arrachées par son doberman, un autre menace de viol un enfant, et, arrière-plan, comme une musique entêtante, voici la légende d'un tyran qui opprime son pays. Il sera égorgé, et un feu, au sommet de la montagne, signalera la naissance de la liberté : c'est le mythe de la fondation du peuple kurde.

Ainsi se mêlent la réalité des gueux en Allemagne et l'idéalisme populaire du Kurdistan. Deux pays, un seul exil, éternel : le film, magnifique, se termine par un cadavre dans un autre bus. «J'ai voulu raconter une tragédie grecque classique», explique Yilmaz Arslan.

Effondré dans un canapé - quelle idée aussi de manger un sushi en plein quartier juif, à Paris ! -, le jeune réalisateur parle avec animation. De son modèle : Pasolini. De ses souvenirs de cinéma : « Macadam cow-boy », « Heimat », « Le train sifflera trois fois ». De ses racines, qu'il a du mal à démêler : Arabe né dans un coin de Turquie jadis arraché à la Syrie, il est venu en Allemagne à 7 ans, en 1975. «D'où je viens? D'où je viens?», répète-t-il en allemand en serrant la couverture, le corps parcouru de frissons. Il vient de la peinture, de la musique, du théâtre, trois arts qu'il a pratiqués avant de faire du cinéma. Ses préoccupations ? Elles sont obscures : de quelle couleur est l'âme lors d'un exil ? Qui devient-on dans le choc de deux cultures ? Comment survivre avec une poignée de terre natale dans la poche ?

C'est ce que se demande Azad, dans « Frères d'exil », après un long périple qui l'a mené du Kurdistan à Berlin. Avec quelques dollars en poche, l'adolescent a rejoint son grand frère, devenu maquereau. Tandis que l'aîné jauge une nouvelle candidate au trottoir, Azad devient barbier dans les toilettes de cafés turcs. Avec l'aide d'un gamin égaré, Ibo, il rase des mentons noirs, coupe les cheveux et plie bagage en quelques secondes dès qu'une menace se profile. Un jour, dans le train, il croise des Turcs ; un doberman effraie Ibo, à la grande satisfaction des racailles tatouées qui tiennent l'animal. Quelques jours plus tard, dans une rue, les tatoués passent, la bagarre est inéluctable. Un couteau sort, un homme est éventré. Dès lors, Azad et Ibo sont sous la menace d'une vengeance particulièrement sanglante. «J'ai relu Sophocle et Aristophane avant d'écrire mon scénario. Un geste, et le destin se met en place.

Impossible d'y échapper.» Dans « Frères d'exil », il y a de magnifiques moments de poésie : une main ensanglantée passe sur le front d'un enfant, traçant deux bandes rouges au-dessus de ses yeux ; des jeunes filles rient dans un couloir, tandis qu'Azad offre un collier à sa bien-aimée ; une procession lente s'enfonce dans la montagne pour fêter le nouvel an kurde. Images d'un pays ancien qui se superposent aux images d'un désordre moderne. En Allemagne, l'argent régit tout. Au Kurdistan, le vent règne. «Mon père et mon grand-père étaient paysans. Ils ont une autre conception du temps, une autre vision du monde. Moi, je suis l'enfant d'Ataturk et de Willy Brandt» , dit Yilmaz Arslan. Signe de cet écartèlement : son film a été trois fois primé à Locarno, superbement reçu en Afrique du Sud, mais totalement ignoré à Berlin. Malaise. «On ne m'aime pas en Allemagne. Faute d'un distributeur, j'ai été obligé de trouver des salles moi-même, et de porter les copies tout seul. Le film n'a presque pas été vu.» Malaise. Yilmaz Arslan est vraiment malade. Est-ce le sushi, est-ce le racisme rampant qui a rejeté son film ? Il parle de son nouveau projet, qu'il aimerait tourner en France ; du mélange de gaieté et de douleur qui ponctue son film ; de ses acteurs, tous non-professionnels («J'avais besoin de gens qui ne sont pas dressés») ; de ses parents, «qui ne comprennent toujours pas ce que je fais dans la vie». « Frères d'exil », film puissant, est l'oeuvre d'un homme à la croisée des chemins. Ni oriental ni occidental ; ni d'ici ni d'ailleurs. On en sort traversé d'émotions contradictoires. Personne, aujourd'hui, ne peint comme Arslan la rue, les enfants, les regards furtifs, les espoirs des gueux, l'amour, c'est-à-dire presque tout. «Peut-être», dit-il faiblement, sans finir la phrase.

Il l'achèvera à l'hôpital, empoisonné par un sushi pourri. «Frères d'exil», de Yilmaz Arslan. En salles le 12avril. Yilmaz Arslan est né en 1968 à Kazanli, en Turquie. En 1975, il émigre en Allemagne. En 1988, il monte la troupe de théâtre SommerWinter.

Comme réalisateur, on lui doit « Langer Gang », meilleur premier film à San Sebastian en 1992, « Yara », prix spécial du jury à Istanbul en 1998, et « Frères d'exil », léopard d'argent à Locarno en 2005.

 parFrançois Forestier Nouvel Observateur - 06/04/2006.