L’Ayatollah Ali Khamenei, leader suprême de l’Iran, le 17 novembre, défendant l’augmentation des prix de l’essence à Téhéran. Service de presse du guide suprême Ayatollah Ali Khamenei/ AFP
lemonde.fr | Allan Kaval | 23/11/2019
Alors que l’accès à Internet est rétabli dans le pays, se révèlent peu à peu l’ampleur et l’intensité du retour de bâton du pouvoir, inédit par sa violence et sa rapidité.
La contestation massive causée en Iran par l’augmentation du prix de l’essence et portée par des revendications menaçantes pour le régime, depuis une semaine, a été matée en quelques jours, dans le sang et la terreur et pratiquement sans témoin. Les autorités de la République islamique ont sévi sous un étouffoir, l’accès à Internet ayant été presque totalement bloqué dans le pays. Elles crient désormais victoire face un « complot » ourdi à l’étranger. « Une véritable guerre mondiale contre le système et la révolution a vu le jour et heureusement l’enfant est mort-né », a ainsi proclamé, jeudi 21 novembre, le général Salar Abnouch, un dignitaire des bassiji, la milice des volontaires prorégime, en pointe de la répression.
Alors que ces discours triomphalistes et vengeurs s’installent, que progressivement, l’accès aux réseaux est rétabli, se révèlent peu à peu l’ampleur et l’intensité du retour de bâton du pouvoir, inédit par sa violence et sa rapidité.
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Les vidéos et les témoignages qui ont filtré péniblement depuis une semaine évoquaient déjà des scènes de guerre dans certaines villes et régions du pays avec tirs à balles réelles en plus des images d’axes routiers bloqués, de banques et de bâtiments publics incendiés.
Des témoignages supplémentaires recueillis par le Monde, confirment la violence de la réaction des services de sécurité. Un manifestant a ainsi décrit, depuis une ville majoritairement kurde de l’ouest du pays, trois jours de tirs continus à partir du 15 novembre et le déploiement, en plus des forces de police, de miliciens bassiji ainsi que des membres de gardiens de la révolution, épine dorsale sécuritaire du régime.
Les services de sécurité se sont également heurtés à des attaques violentes de la part de leurs adversaires. Près de Téhéran, un médecin a indiqué au Monde que son seul hôpital avait reçu six corps sans vie dont celui d’un milicien tué par balle et un responsable des gardiens abattu au couteau. Les autres étaient des manifestants âgés de 18 à 20 ans.
« La décision de tuer est devenue une politique d’Etat »
Samedi, l’organisation de défense des droits de l’homme Amnesty International évoquait un bilan provisoire de plus de 115 morts vérifiées. Son précédent comptage, faisant état de 106 victimes, avait été rejeté par les autorités iraniennes comme relevant d’une campagne de désinformation. Plus d’un millier de personnes auraient également été arrêtées.
« L’usage excessif de la force est habituel [en Iran] face aux contestations populaires. Mais le nombre élevé de morts en un temps si court laisse penser que la décision de tuer, face aux mobilisations hostiles au système, est devenue une politique d’Etat », relève Raha Bahraini, d’Amnesty International.
Fin 2017 et début 2018, les autorités iraniennes avaient déjà dû faire face à une importante vague de contestation emmenée par les classes populaires. Les manifestations, qui touchaient surtout les petites villes où la cherté de la vie et le chômage se font sentir de manière plus douloureuse qu’ailleurs, s’étaient prolongées sur plusieurs semaines. Le bilan humain parmi les manifestants ne dépassait pas la trentaine.
Moins de deux ans plus tard, le pouvoir n’a rien laissé passer. Il a fallu frapper fort et vite car l’époque n’est plus la même et la République islamique, qui se vit comme assiégée, ne peut pas se permettre la moindre reculade. « La politique de pression maximale poursuivie par les Etats-Unis contre Téhéran depuis le printemps 2018 est directement liée à la peur existentielle ressentie par le leadership iranien de voir toute contestation prendre racine et remettre en cause l’existence même du système », indique Ali Vaez, directeur du programme sur l’Iran de l’International Crisis Group, insistant sur la perception par Téhéran d’un environnement extérieur particulièrement hostile.
De fait, face à la sortie de Washington de l’accord sur le nucléaire iranien de 2015 qui devait servir de préalable au retour hypothétique de l’Iran dans le concert des nations ordinaires, la République islamique a basculé dans une logique de confrontation. Les sanctions américaines ont réduit à des volumes minimes les exportations iraniennes de pétrole et exercent ainsi une pression sans précédent sur les recettes de l’Etat. Ces mêmes sanctions empêchent par ailleurs les puissances européennes signataires du pacte, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne d’honorer leurs engagements vis-à-vis de Téhéran malgré les efforts déployés par Paris depuis la fin de l’été pour faire infléchir la position américaine.
Si l’escalade militaire graduée observée en retour par Téhéran contre les alliés de Washington dans le Golfe persique n’a pas été suivie de représailles, la République islamique voit d’un œil inquiet les foyers de contestations qui se développent dans son environnement proche.
La République islamique a réagi immédiatement
Car, à Beyrouth et dans le reste du Liban, un mouvement populaire remet en cause depuis la mi-octobre le système confessionnel qui profite au Hezbollah, la toute puissante formation politique et militaire chiite qui relaie les intérêts de l’Iran dans le pays, au voisinage direct d’Israël.
Plus encore, à Bagdad et dans le sud chiite de l’Irak, des milliers de manifestants refusent la mainmise de Téhéran sur leur pays. Majoritairement chiites, ces protestataires qui ont déjà vu au moins 340 des leurs tomber sous les balles de milices pro-iraniennes et des forces de sécurité qu’elles noyautent ne veulent pas de la tutelle de la République islamique et de ses formations satellites. Quand la contestation a semblé s’étendre avec ses spécificités à l’intérieur même du territoire iranien, la réaction ne s’est pas fait attendre.
« L’Iran percevait déjà ce qui se passait à Beyrouth et à Bagdad comme relevant d’une tentative de déstabilisation menée par ses ennemis, estime Saied Golkar, chercheur spécialiste des forces de sécurité iraniennes. Certaines unités chargées de la sécurité intérieure ont été déployées sur le terrain syrien, en soutien à Bachar Al-Assad. Dans ce contexte régional, leurs chefs ont décidé d’appliquer une logique de guerre, pas de maintien de l’ordre, et ils considèrent qu’ils ont gagné. » De fait, le récit que font désormais les autorités de la République islamique est celui d’une confrontation existentielle et son personnel politique fait bloc, toutes tendances confondues derrière le Guide suprême Ali Khamenei.
Un conseiller du président modéré Hassan Rohani, Hesamoddin Ashna, a ainsi comparé la vague de contestation lancée vendredi à un épisode célèbre de la guerre Iran-Irak, conflit utilisé comme référence par le régime actuel : l’attaque contre le territoire iranien en juillet 1988 de milliers de partisans de l’Organisation des moudjahidin du peuple, un groupe armé iranien sectaire hostile au pouvoir en place à Téhéran et soutenu par Saddam Hussein. Après avoir écrasé militairement ces ennemis de l’intérieur venus de l’extérieur, la République islamique a organisé l’exécution en masse de leurs partisans détenus dans les prisons du pays.
« Frustration sociale et politique »
Ces déclarations, qui résonnent comme un écho historique mêlant l’évocation d’un conflit extérieur, une cinquième colonne acquise aux intérêts de l’ennemi, et des souvenirs de dure répression interne, sont lourdes de sens dans le contexte régional actuel. « Après cet épisode de contestation durement écrasé, les tentatives de médiations internationales, analogues à celles menée depuis le mois d’août par le président français Emmanuel Macron et visant à apaiser les tensions régionales, ont encore moins de chance d’aboutir », regrette Ali Vaez de l’International Crisis Group.
Selon l’analyste, le mouvement de protestation est interprété par le président américain Donald Trump comme une preuve de succès de sa politique de pression maximale. La République islamique considérera, de son côté, que le maintien d’une ligne dure, lui, a réussi face à ce qu’elle perçoit de fait comme une tentative de sédition encouragée par l’étranger.
Pour Ahmad Salamatian, ancien vice-ministre des affaires étrangères de la République islamique et connaisseur intime de ses modes de fonctionnement, les dernières manifestations et leur répression sont perçues comme une opportunité par le leadership iranien. « Face à une société où la frustration sociale et politique augmente, le pouvoir a dû montrer les dents, chercher l’affrontement voire le provoquer. Il a pensé sa réponse sécuritaire comme une saignée au sens médical du terme, une purification du corps social qui lui permet de reprendre pied, sur un mode plus dur encore. »