Murat Karayilan
Murat Karayilan, co-leader du PKK, le 11 août 2005, devant un portrait du "grand leader" emprisonné, Abdullah Ocalan.
MUSTAFA OZER/STF/AFP
Une combattante du PKK
Une combattante du PKK part s'entraîner à balles réelles près d'un camp de la guérilla dans les monts Haqourki, le 11 août 2005.
MUSTAFA OZER/STF/AFP
Le petit groupe d'uniformes kakis a surgi au détour d'une piste caillouteuse. La nuit est tombée sur les montagnes. Les présentations sont rapides. "Ibrahim, je suis ici depuis huit ans." "Mehmet, douze ans de maquis." Puis les femmes : "Esma, ici depuis neuf ans", "Zeynap, onze ans."
Pour la Turquie, le PKK est une "organisation terroriste" , marxiste et séparatiste. Sous la conduite de son "grand leader" Abdullah Öcalan, alias Apo, le parti mène, au nom des Kurdes, une véritable lutte armée depuis quinze ans. L'arrestation d'Öcalan, en février 1999, semblait avoir mis un terme aux affrontements. La rébellion tombait dans l'oubli. Depuis six mois pourtant, elle défraie à nouveau la chronique turque et peu de jours passent sans que les médias d'Ankara ou ceux d'Istanbul évoquent "les nouvelles attaques criminelles des terroristes du PKK" .
Le camp retranché où nous sommes se trouve quelque part dans l'extrême nord de l'Irak, à Khneira. A l'est, de l'autre côté de cette chaîne dont les sommets culminent à 3 000 mètres, il y a l'Iran. Au nord, à quelques dizaines de kilomètres de montagne, c'est la Turquie. C'est ici, en plein territoire autonome kurde irakien, que se sont repliés les derniers combattants actifs du PKK en Turquie, obéissant à l'ordre de retraite donné en 1999 par Apo, après sa capture.
Près d'un tiers des 5 000 guérilleros auraient alors quitté le parti, démoralisés par la "lâcheté" du grand chef. Honni par beaucoup d'intellectuels, Öcalan reste adulé des masses kurdes de Turquie, dont l'identité "nationale" demeure niée par Ankara. Dans les maquis comme dans les multiples vitrines légales de l'organisation, au "pays" et dans la diaspora, on continue d'obéir aux ordres du célèbre prisonnier. Problème : aussi bien la capitulation proclamée de 1999 que l'ordre de reprise des combats en juin 2004 émanent des geôles turques et sont probablement filtrés. Beaucoup soupçonnent Apo d'être "en connivence" avec l'establishment militaro-sécuritaire turc, lequel aurait besoin, à l'heure des réformes démocratiques dans le pays, d'une bonne "guerre contre le terrorisme" pour conserver son influence.
Extrêmement maigres dans leurs uniformes flottants, Ibrahim, Zeynap et les autres semblent à mille lieues de tout cela. Le camp n'admettrait, il est vrai, que des "anciens" , à l'endoctrinement éprouvé. L'atteindre suppose d'ailleurs un feu vert préalable qui a transité, pour nous, via une instance "européenne" du parti. Que le PKK, classé "terroriste" par les Etats-Unis et l'Union européenne depuis 2002, soit théoriquement interdit en Europe n'a pas posé de problème. "Venir sans traducteur" , nous avait-on précisé. Tous les Kurdes repliés ici parlent turc langue "réglementaire" du parti, la seule que maîtriserait le "grand leader". Avec Zeynap, née en Syrie il y a trente ans, on parle arabe. Aucun signe d'émotion ne filtrera jamais de ce beau visage tanné, émacié, au regard dur.
Planté au bord d'un maigre torrent, le camp est constitué de dizaines de masures disséminées sur des centaines de mètres et camouflées sous des branchages. On semble craindre les avions ennemis. L'immense portrait d'Apo gravé sur la montagne est pourtant visible de la lune. Comment font-ils pour survivre ici, l'hiver, sous 2 mètres de neige ? "Nous savons nous protéger, nous sommes des guérilleros mobiles et expérimentés" , répond invariablement Zeynap à toutes les questions concernant la sécurité. Tout autre questionnement perçu comme "politique" est renvoyé à l'arrivée annoncée d'un mystérieux "grand chef" .
La nuit sera passée dans une des cabanes de femmes, à l'écart de celles des hommes. Quatre jeunes filles, dont une Kurde d'Iran, y dorment déjà, sur des couvertures posées à même le sol. Sur les murs, un portrait d'Apo et des fusils-mitrailleurs qui seront décrochés à l'aube pour un départ en silence vers "un travail" non précisé – une patrouille sur une crête voisine, semble-t-il. " Nous devons nous entraîner tout le temps" , s'excuse Zeynap.
Au centre du retranchement, dans ce qui sert de salle de réception, un vieux couple kurde est venu d'un village turc visiter un fils qui reste silencieux. C'est la première fois depuis six ans qu'ils se retrouvent. La mère a les larmes aux yeux. Veut-elle ramener son fils ? "Surtout pas , dit le père. En Turquie, il serait arrêté. Ici, il mène une vie saine, le fromage est bon..." Au mur, l'omniprésent portrait d'Apo et ses œuvres – ses "plaidoiries" écrites en prison et disponibles ici sous forme d'épais ouvrages reliés.
Dans De l'Etat sumer ecclésiastique vers l'Etat populaire républicain, Öcalan réécrit l'Histoire, et la sienne en particulier. Il y explique sa "nouvelle stratégie" – renonciation au séparatisme en faveur de la lutte pour une "Turquie démocratique" , rejet du "banditisme" qui a gangrené, avoue-t-il, le PKK, etc. "Nous les étudions surtout en hiver", explique Zeynap.
Des poèmes sont affichés sur un tableau mural. Il y a aussi le cliché d'un bébé. Appartient-il à quelqu'un d'ici ? "Tant que notre pays ne sera pas libre, nous ne pouvons pas nous marier, nos conditions ne s'y prêtent pas" , réplique la combattante d'un ton égal. Des dissidents qui ont fui le PKK affirment que les liaisons amoureuses dans les camps étaient punies de mort. Idem pour les tentatives de désertion. Mais, après l'arrestation d'Apo, la discipline s'est relâchée. Certains ont tenté de démocratiser l'organisation, deux fois rebaptisée à cette fin. Mais tout cela semble oublié. L'organisation est redevenue le PKK, et elle a deux leaders, dont une femme, Asya Deniz.
C'est ce qu'explique le second – le "grand chef" que nous attendions et qui est arrivé au matin avec une escorte armée. Le département d'Etat américain l'appelle "le Zarkaoui kurde" . D'anciens camarades disent qu'il est "pire" que le djihadiste jordanien, "car il nie la terreur qu'il sème" . Mais Jamal – le nom de guerre de Murat Karayilan – s'en amuse. Il est bien le "fidèle lieutenant" d'Apo, qui l'a adoubé. Ni barbu ni agressif, l'homme est un quinquagénaire avenant et moustachu qui ne se distingue de ses hommes que par ses rondeurs.
Attablé devant un abondant repas, Jamal délivre, sur un ton lénifiant, un long "discours de paix" . Il s'interroge : "Ai-je vraiment l'air d'un terroriste" ? Jamal déplore que la Turquie n'ait pas répondu au cessez-le-feu d'un mois décrété par le PKK jusqu'au 20 septembre. "Nos forces n'en voulaient pas, mais, pour l'instant, on les contrôle. Après le 20, on ne le pourra peut-être plus..." Le cessez-le-feu sera finalement prolongé jusqu'au 3 octobre, "en soutien à l'entrée de la Turquie dans l'UE" .
Le lieutenant d'Apo nous énumère les six conditions du PKK pour établir "une confédération en Turquie" . D'abord, l'introduction de "l'identité kurde" dans la Constitution, de la langue kurde dans les écoles publiques et la légalisation des partis politiques kurdes. Il citera finalement "la libération" du chef, "notre avant-garde Apo" , dira la traductrice. "Les Etats-Unis et l'Europe nous demandent de renoncer à Apo", continue Jamal. "Mais c'est impossible. Il est dans notre coeur et dans celui de millions de Kurdes. C'est notre honneur, et quiconque le reniera ne sera pas suivi" , assure-t-il. Selon lui, c'est la raison pour laquelle les anciens dirigeants du PKK qui ont fait défection en juin 2004 "n'arrivent à réunir personne autour d'eux" .
Le PKK punit-il toujours la dissidence de mort ? "Non, nous ne tuons plus personne. Ce n'est pas prévu par nos nouveaux statuts. Ceux qui ne veulent plus se battre sont chargés de travail politique ou retournent chez eux. On leur donne un peu d'argent." Affirmations vigoureusement démenties de diverses sources...
Jamal clôt son discours par une pique contre "le département d'Etat américain, qui est pire" que le Pentagone. "Comment peuvent-ils donner leurs droits aux 3,5 millions de Kurdes d'Irak et ignorer ceux des 20 millions de Kurdes en Turquie ? Nous ne les avons pas gênés quand ils ont chassé Saddam, on les a même aidés contre les islamistes. Alors ?" Jamal s'énerve. "Si l'Amérique décide d'aider la Turquie à nous attaquer, il n'y aura pas de stabilité régionale. Nous sommes les plus forts, non seulement en Turquie, mais aussi en Irak et même en Iran et en Syrie."
La place des Kurdes iraniens (5 à 8 millions d'âmes selon les sources) et surtout des Syriens (1 à 3 millions) dans les rangs du PKK nous sera démontrée par une rencontre avec une patrouille exténuée, pour moitié composée de Syriens, qui rentrait de "deux mois de marche dans le sud-est de la Turquie" . Le groupe était en route pour les monts Qandil, tenus par "Cuma" – un rival de Jamal. Ses membres nous affirment que depuis la répression de cet été au Kurdistan iranien, "500 jeunes d'Iran" ont rejoint les maquis du PKK. "Nous autres, Syriens, ne faisons plus venir personne , précisera leur chef. C'est nous qui repartons en Syrie."
"Evidemment ! Le PKK collabore toujours avec les services de Damas" , assurera un autre groupe de dissidents composé de Kurdes syriens. "Les tueurs du PKK – les 'Faucons d'Öcalan' – nous recherchent", indique Salah Sufi, qui a passé dix-sept ans dans le parti avant de faire scission. "Ils ont tué le chef du parti que nous avons créé l'été dernier, le Pacte démocratique kurde syrien. Trois autres camarades – le dernier, le 10 septembre en Syrie – ont été assassinés. Nous leur faisons peur. Le PKK n'est plus un parti, c'est l'instrument de divers services de renseignement. Ce sont nous, Syriens, qui sommes majoritaires dans les montagnes. Contrairement aux Kurdes de Turquie, nous sommes en général de formation universitaire. Nous leur avons tout appris."
Les querelles parfois très meurtrières entre Kurdes sont légendaires. Mais l'analyse de Salah Sufi est partagée par un autre groupe de dissidents, de Turquie cette fois, réunis autour de l'ex-grand chef militaire du PKK, Nizamettin Tas, alias Botan. "Organisation mi-stalinienne, mi-confrérique, le PKK aurait dû renoncer à la lutte armée dès 1991" , nous dit Botan. Il nous révèle avoir rencontré à l'insu d'Apo, et à trois reprises en 2003, des membres de la CIA pour discuter du désarmement du PKK, d'une rupture entre le parti et son chef emprisonné et de sa collaboration avec les deux partis kurdes d'Irak.
"Au congrès du PKK, en mai 2004, 80 % des présents étaient prêts à accepter notre programme – mais pas à désobéir à Apo. Quand trois de ses avocats nous ont désignés comme traîtres, nous avons dû fuir." Réfugiés à Mossoul, dans le nord de l'Irak, puis plus au nord au Kurdistan irakien, Botan et ses amis ont créé une nouvelle formation pour les Kurdes turcs – le Parti démocratique patriotique (PDP). "Initialement, le frère d'Apo, Osman Öcalan en était", explique Botan. "Mais il est retourné il y a trois mois au PKK, qui avait commencé à tuer des membres de notre formation. Depuis, nous travaillons dans le plus grand secret pour arracher à l'emprise PKK le maximum de membres du Dehap" (le parti "pro-kurde", légal en Turquie).
Botan s'est investi dans cette mission. Il se veut optimiste. "Dans quelques mois, on pourra peut-être tenir un congrès." Peut-être. Mais le PKK semble pour l'instant trop utile à trop de monde. D'abord, selon les théories en cours, la Turquie aurait besoin que "ses" Kurdes restent assimilés à des terroristes pour éviter que l'Occident ne les soutienne trop. La Syrie et l'Iran de même. Et puis il y a les deux grands partis kurdes d'Irak – jadis en guerre contre le PKK, un temps soutenu par Saddam Hussein. Le PDK et l'UPK, qui sont au pouvoir dans leur zone, ne détesteraient pas garder de tels combattants aguerris sous le coude, au cas où les troupes turques reviendraient en Irak pour les empêcher de récupérer le pétrole de Kirkouk. Au total, l'imbroglio kurde reste complet. Ce qui permet à l'Occident de ne pas entendre la faible voix des dissidents du PKK...