Quels seraient les effets d'un nouveau jugement d'Abdullah Ocalan ? Une nouvelle spirale du conflit turco-kurde ou, au contraire, un "début de processus en vue d'une paix durable", espoir exprimé, jeudi 12 mai, par Tancer Bakirhan, président du Parti démocratique du peuple (Dehap), principal parti prokurde de Turquie ? La réponse ne dépend pas uniquement de la façon dont M. Ocalan serait rejugé. Car la "question kurde" , talon d'Achille des réformes en Turquie, est aussi un enjeu stratégique en raison du chaos en Irak.Dans le sud-est de la Turquie, la population kurde a connu cinq ans de calme relatif, après quinze ans de guerre et quelque 35 000 morts, civils avant tout, pris entre les guérilleros du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et les soldats turcs, épaulés par des paramilitaires.
Après la capture de son chef en 1999, le PKK, paralysé, a lancé un appel au cessez-le-feu et s'est retiré dans le nord de l'Irak, contrôlé par les Kurdes, sous la protection de l'aviation américaine. L'armée a desserré alors un peu son étau sur la région. Certains droits culturels ont été reconnus aux Kurdes : éducation privée et quelques heures d'émission dans leur langue. Des lois servant à emprisonner les militants kurdes, démocrates en particulier, ont été abolies. Leyla Zana et trois autres députés kurdes, accusés de liens avec une organisation séparatiste, ont été libérés, il y a un an, à la faveur de nouveaux procès réclamés par l'Union européenne (UE).
PLAINTES POUR TORTURE
Mais les appels à poursuivre les réformes et à donner de la substance à celles déjà en cours n'ont guère été entendus. Les agents de l'Etat sur place, les militaires, les juges, n'ont pas abandonné leurs vieilles habitudes. Des associations locales dénoncent la recrudescence des plaintes pour tortures et autres abus qui leur parviennent "depuis que la Turquie a obtenu une date" pour le début des négociations d'adhésion à l'UE.
Entre-temps, la violence armée kurde a fait sa réapparition dans la région. En juin 2004, le PKK, divisé, a cherché une issue en annonçant qu'il mettait fin à sa trêve unilatérale. En raison de la lenteur des changements en Turquie et de l'"accès limité" des avocats d'Abdullah Ocalan à leur client. Peu à peu, les médias turcs ont recommencé à faire état d'escarmouches dans le Sud-Est, d'arrestations de "terroristes kurdes" , dont deux, il y a une semaine, à Istanbul. Un groupe lié au PKK aurait revendiqué, en avril, une attaque qui a tué un militaire turc à Kusadasi.
Des experts américains estiment que, si quelque 6 000 combattants du PKK se trouvent toujours dans les montagnes du nord de l'Irak, près de 2 000 seraient aujourd'hui revenus en Turquie, cachés dans des grottes et autres repaires. A la mi-avril, les militaires turcs ont annoncé avoir détruit un camp censé abriter 350 combattants. Trois soldats et 24 rebelles auraient été tués. Un correspondant du Washington Post a cité, le 11 mai, des habitants du village de Pervari, témoins d'une attaque similaire menée dans les montagnes par "86 véhicules militaires, des hélicoptères Cobra et des F-16" . De quoi plonger la population kurde dans la crainte, si ce n'est d'une reprise de la guerre à grande échelle, au moins d'une perte des gains fragiles enregistrés ces dernières années.
Le pouvoir turc, qui multipliait, durant les années de guerre, les incursions anti-PKK en Irak, demande, depuis lors, aux Américains de liquider les sanctuaires de cette organisation, reconnue par Washington comme "terroriste" . Mais les Américains, embourbés en Irak, souhaitent moins que jamais s'aliéner les Kurdes. C'est le grief principal d'Ankara envers ses alliés, et l'une des raisons de la montée de l'antiaméricanisme en Turquie. Le Dehap, lui, veut un nouveau jugement d'Abdullah Ocalan, et une "vraie" amnistie pour les combattants, susceptible, assure-t-il, de les faire descendre, désarmés, de leurs montagnes.
Sophie Shihab
Article paru dans l'édition du 14.05.05