Mardi 25 octobre 2005 - Par Salman Rushdie écrivain, auteur notamment des Versets sataniques.
La pièce où travaille l'écrivain Orhan Pamuk (1) donne sur le détroit du Bosphore, ce légendaire bras de mer qui, suivant la manière dont on voit les choses, sépare ou réunit deux mondes l'Europe et l'Asie. Je ne vois pas de décor plus approprié pour un romancier dont l'oeuvre sert à peu près le même dessein. Ses nombreux livres (dont le récent et très acclamé Snow, ainsi que l'obsédant portrait-souvenir qu'il dresse de sa ville d'origine dans Istanbul, Memories and the City) lui ont permis de prétendre au titre précédemment dévolu à Yashar Kemal de «plus grand écrivain turc».
Pamuk est également un homme qui a son franc-parler. C'est ainsi qu'en 1999 il a refusé le statut d'«artiste d'Etat». «Pendant plusieurs années, j'ai critiqué l'Etat pour son nationalisme borné, l'Etat qui jette des auteurs en prison, et n'a d'autre solution à proposer au problème kurde que l'emploi de la force..., a-t-il déclaré. Je ne vois pas pourquoi on a voulu m'attribuer cette distinction.» Pamuk a reproché à la Turquie «la duplicité de son âme», et sa violation des droits de l'homme. «Géographiquement, nous faisons partie de l'Europe, déclare-t-il, mais d'un point de vue politique ?»J'ai côtoyé Pamuk le temps d'un festival littéraire, en juillet dernier, dans la coquette cité balnéaire brésilienne de Parati. Pendant ces quelques jours, il a semblé insouciant même si, un peu plus tôt dans l'année, des menaces de morts émanant d'ultranationalistes turcs (« il ne devrait pas être autorisé à respirer», avait déclaré l'un d'entre eux) l'avaient contraint à deux mois d'exil. Mais le ciel au-dessus de lui commençait à s'assombrir. Sa déclaration au journal suisse Tagesanzeiger du 6 février 2005, à l'origine du courroux chez les ultranationalistes, n'avait pas fini de lui poser des problèmes.
«30 000 Kurdes et un million d'Arméniens ont été assassinés en Turquie, a-t-il confié au journal suisse. A part moi, presque personne n'ose évoquer ces faits.» Pamuk faisait référence aux massacres par les forces ottomanes de milliers d'Arméniens, entre 1915 et 1917. La Turquie ne conteste pas qu'il y ait eu des morts, mais refuse le terme de génocide. Les «30 000» victimes qu'évoque Pamuk sont celles du conflit qui a opposé, dès 1984, les forces turques aux séparatistes kurdes.
Le débat sur ces questions a été étouffé par des lois on ne peut plus rigoureuses, et s'est soldé par de lentes actions en justice, des amendes et, dans certains cas, par des peines de prison. Le 1er septembre, Pamuk était inculpé par un procureur de district pour avoir «ouvertement déprécié l'identité turque» à travers ses remarques. Si l'écrivain est reconnu coupable, il risque jusqu'à trois ans d'incarcération.
L'article 301-1 du code pénal turc, au nom duquel Pamuk doit être jugé, stipule que «quiconque porte explicitement atteinte à l'identité turque, à la République ou à la Grande Assemblée nationale de Turquie, s'expose à une peine d'emprisonnement allant de six mois à trois ans... Dans le cas où l'insulte est proférée par un citoyen turc en pays étranger, la pénalité est augmentée d'un tiers». Ainsi, s'il est déclaré coupable, Pamuk encourt une peine supplémentaire pour avoir exprimé son jugement depuis l'étranger.
On aurait pu s'attendre à ce que les autorités turques s'épargnent un assaut aussi grossier à l'égard de leur écrivain le plus célébré de par le monde pour son attachement aux libertés fondamentales, au moment même où la candidature de la Turquie par ailleurs extrêmement impopulaire dans de nombreux pays membres faisait l'objet d'un débat au sommet européen.
Le fait que Pamuk soit stigmatisé par les islamistes turcs et les nationalistes radicaux n'offre rien de surprenant. Que ses détracteurs dénigrent fréquemment ses oeuvres en les qualifiant d'«obscures et égoïstes» ne l'est pas davantage. En revanche, il est nettement plus décevant de voir des intellectuels de la trempe d'un Soli Ozel, éditorialiste et enseignant en relations internationales à l'université de Bilgi, prendre la plume pour s'ériger contre «ceux qui, particulièrement en Occident, utilisent les accusations contre Pamuk pour dénigrer les progrès de la Turquie dans le domaine des droits civils et son intégration au sein de l'Union européenne». Ozel souhaite que les accusations contre Pamuk soient rejetées lors du procès, et reconnaît qu'elles constituent un «affront» à la liberté d'expression, mais il préfère néanmoins insister sur «le chemin qu'a parcouru le pays durant la dernière décennie».
Un plaidoyer bien mou, dans l'ensemble. Le nombre de condamnations et de peines d'emprisonnement prononcées en vertu des lois qui sanctionnent la liberté d'expression en Turquie a effectivement baissé depuis une dizaine d'années, mais les rapports de Pen International montrent que plus de cinquante écrivains, journalistes et éditeurs sont actuellement poursuivis en justice. Les journalistes turcs continuent à protester contre le code pénal révisé et l'Union internationale des éditeurs a déposé auprès de l'ONU une mise en cause du nouveau code pénal, qui le qualifie de «profondément défectueux». Le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, affirme que l'entrée de la Turquie dans l'Union n'est en aucun cas certaine, qu'il faudra pour cela gagner les coeurs et les esprits de la très sceptique communauté de ses citoyens.
La candidature de la Turquie est présentée comme un cas appelé à faire jurisprudence, tel que le clament haut et fort le Premier ministre britannique, Tony Blair, et son chef de la diplomatie, Jack Straw. Son rejet, nous dit-on, équivaudrait à une véritable catastrophe, creusant encore davantage l'abîme entre l'Islam et l'Occident. Il y a dans ce raisonnement une part d'absurdité bien caractéristique de Blair, un empressement à sacrifier la laïcité turque sur l'autel d'une politique guidée par des considérations religieuses.
Mais la candidature de la Turquie constitue bel et bien un test décisif : l'occasion de vérifier si l'Union européenne tient à ses principes. Si oui, les leaders européens feront pression pour que les accusations contre Pamuk soient immédiatement effacées quel intérêt de le faire patienter jusqu'à son procès de décembre ? Ñ puis ils insisteront pour que des révisions soient rapidement apportées au code pénal trop répressif de la Turquie. Une Europe dénuée de principes, qui tournerait le dos aux grands artistes et aux combattants de la liberté, contribuerait à aliéner un peu plus ses citoyens dont le désenchantement s'est déjà largement exprimé à travers les votes hostiles à la nouvelle Constitution. Ainsi, l'Occident est autant mis à l'épreuve que l'Orient. Le «cas Pamuk» s'avère aussi crucial de part et d'autre du Bosphore.
(1) Orhan Mamuk a reçu dimanche à Francfort le prestigieux prix de la Paix.
(Traduit de l'anglais par Bérangère Erouart) - Dernier ouvrage paru de Salman Rushdie : Shalimar le clown, Plon.