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En Turquie, l'opposition dans le viseur d'Erdogan


Vendredi 28 mars 2025 à 11h11

Istanbul, 28 mars 2025 (AFP) — Le maire d'Istanbul incarcéré pour corruption, le président turc Recep Tayyip Erdogan se trouve débarrassé de son plus redoutable opposant. Mais le chef de l'Etat a laissé entendre que la justice n'avait pas terminé son travail.

"Quand les gros radis seront sortis du sac, ils n'oseront même pas regarder leurs proches dans les yeux, et encore moins la nation", a lancé mercredi M. Erdogan en suggérant que de nouvelles enquêtes pourraient s'abattre sur le Parti républicain du peuple (CHP), principale force d'opposition.

La semaine passée, l'édile d'Istanbul Ekrem Imamoglu a été arrêté avec plusieurs de ses bras droits et deux maires CHP d'arrondissements de la métropole. Depuis, un troisième a été entendu mercredi dans le cadre d'une enquête sur des allégations de fraudes au sein du parti social-démocrate.

Selon des médias turcs, les autorités réfléchissent désormais à empêcher la tenue, le 6 avril, d'un congrès du CHP, cherchant par là même à décapiter sa direction, un an après la large victoire de l'opposition aux élections municipales.

"L'ampleur des arrestations et des inculpations à Istanbul témoigne d'une tentative d'affaiblir méthodiquement le CHP", estime Seren Selvin Korkmaz, co-directrice du groupe de réflexion IstanPol.

- "Parti domestiqué" -

"Il semble que le plan initial était d'emprisonner Imamoglu, de nommer un administrateur de la municipalité d'Istanbul, puis un autre à la tête du CHP, faisant ainsi des élections libres un concept dénué de sens", explique à l'AFP Yunus Sözen, enseignant en sciences politiques au Le Moyne College, aux Etats-Unis.

"Cependant, du moins pour l'heure, les deuxième et troisième volets du plan n'ont pas été mis en oeuvre en raison des manifestations massives", analyse-t-il, estimant que le pouvoir "devra recourir à la coercition contre la majeure partie de la société" s'il souhaite le faire.

Sebnem Gumuscu, du Middlebury College (Etats-Unis), juge aussi que le CHP, le parti de Mustafa Kemal, le fondateur de la République turque, sort pour l'heure renforcé des évènements actuels, rendant "très peu probable que ses dirigeants soient destitués".

L'objectif d'Erdogan reste toutefois de faire du CHP, avec l'appui de la justice, un parti d'opposition "domestiqué" incapable de "défier son régime", affirme la politiste à l'AFP.

Le CHP, qui contrôle Istanbul, Ankara et Izmir, les trois principales villes du pays, a fait une percée l'an dernier en raflant 35 des 81 capitales provinciales, soit onze de plus que le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) au pouvoir depuis 2002.

Une claque pour le président Erdogan qui souhaitait reprendre à tout prix Istanbul, la capitale économique et plus grande ville du pays (16 millions d'habitants), dont il fut maire dans les années 1990.

Le chef de l'Etat avait concédé aussitôt que cette débâcle constituait un "tournant" pour son camp, qui essaie depuis d'affaiblir l'opposition.

"Qui contrôle Istanbul, contrôle la Turquie", a-t-il dit par le passé.

- "Régime autoritaire" -

En lançant à la surprise générale à l'automne un dialogue avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), son ennemi juré, le pouvoir turc a ainsi cherché à attiser les divisions entre le CHP et le parti prokurde DEM, impliqué dans le processus entre Ankara et le PKK, selon des analystes.

En 2024 comme en 2019, le CHP et le DEM avaient passé un accord à Istanbul qui avait permis l'élection et la réélection de M. Imamoglu en dépit de la puissance de feu de l'AKP.

Pour se protéger des assauts du pouvoir, le CHP "doit établir des alliances avec d'autres partis politiques, des organisations de la société civile et des syndicats", écrit vendredi le quotidien d'opposition Cumhuriyet.

L'arrestation de M. Imamoglu et les nouvelles menaces du pouvoir ont jusqu'ici eu l'effet -- au moins en apparence -- de resserrer les rangs du parti.

"Mais si les manifestations s'essoufflent, le CHP risque de retomber dans les divisions et de ne pas parvenir à maintenir la mobilisation à grande échelle nécessaire pour défier le bloc au pouvoir", prédit Seren Selvin Korkmaz.

Pour Yunus Sözen, "écraser le CHP signifie écraser ce qui reste de la démocratie en Turquie. Plus précisément, cela signifie faire passer la Turquie d'un régime autoritaire électoral à un régime pleinement autoritaire".

Les informations ci-dessus de l'AFP n'engagent pas la responsabilité de l'Institut kurde de Paris.