larmés par ce qu'ils décrivent comme une "montée du nationalisme" en Turquie, deux cents intellectuels ont publié, lundi 11 avril, dans les journaux turcs une lettre ouverte dénonçant les entraves faites au "processus de paix et de démocratisation" du pays, qui entamera le 3 octobre des négociations avec l'Union européenne.Les musiciens Zulfi Livaneli et Senar Yurdatapan, l'écrivain Murat Belge, l'acteur Halil Ergun, les journalistes Mehmet Ali Birand et Oral Calislar, le secrétaire général de la Fondation des droits de l'homme Yavuz Önen et beaucoup d'autres y mettent en garde les autorités contre "l'hystérie collective née du nationalisme turc et kurde", une allusion aux tensions qui ont surgi récemment en Turquie entre les deux communautés.
Tout a commencé le 20 mars à Mersin, ville kurde de Turquie, lorsque, sur fond de célébration du Nevroz (le Nouvel An kurde), trois adolescents kurdes ont tenté, devant des caméras, de mettre le feu au drapeau turc. Si les jeunes trublions (de 12 à 14 ans), écroués quelques jours, ont confié à leur libération avoir voulu "passer à la télé", l'outrage est constitué. D'autant que l'état-major de l'armée dénonce, dans un communiqué, "un acte de trahison" dirigé contre le peuple turc "par de soi-disant citoyens".
La presse s'empare alors du sujet, les partis en appellent au patriotisme de la population. En quelques jours, la rhétorique nationaliste s'emballe, la fièvre du drapeau gagne. D'Istanbul à Erzurum, l'emblème national croissant et étoile blanches sur fond rouge est déployé partout : aux balcons, sur les voitures, aux devantures des magasins.
"ON BRÛLE LE DRAPEAU !"
Deux semaines plus tard à Trabzon, une ville du littoral de la mer Noire, c'est aux cris de "on brûle le drapeau !" qu'une foule de 2 000 personnes arrivées prestement sur les lieux après avoir été prévenues par SMS va prendre en chasse cinq militants de Tayad, une organisation liée à l'extrême gauche qui défend les droits des détenus, occupés à distribuer des tracts dans la rue. Jetés à terre, roués de coups de pied, les militants n'évitent le lynchage que grâce à la présence d'un fourgon blindé des forces de police dans lequel ils se réfugient. Leurs camarades, qui tentent d'organiser une conférence de presse quelques jours plus tard, dimanche 10 avril, sont à leur tour molestés. "Ici, on n'est pas à Mersin !", expliquera l'un des assaillants.
Ce climat de vindicte populaire est encouragé car les agresseurs agissent en toute impunité, déplore la lettre ouverte. Ainsi, aucun des auteurs des agressions perpétrées à Trabzon n'a été mis en cause tandis que les cinq victimes les militants de Tayad sont aujourd'hui sous les verrous.
Et si les réactions de la population à l'incident de Mersin "ont dérapé vers le racisme et le nationalisme", c'est "avec le soutien des officines de l'Etat", expliquent les intellectuels, qui font appel au "bon sens" des autorités.
L'équipe au pouvoir, celle du premier ministre Recep Tayyip Erdogan, dont l'objectif affiché est de rejoindre la famille européenne, restera-t-elle sans réaction ? Les événements de Trabzon ont été passés sous silence. Aucune réaction non plus un mois plus tôt lorsqu'un sous-préfet de Sutculer (région d'Isparta, au sud-ouest) a ordonné la destruction de tous les livres de l'écrivain Orhan Pamuk. Si rien ne fut finalement détruit, c'est avant tout parce que les librairies et les bibliothèques de la région n'en avaient aucun. Pour finir, une chaîne de la télévision locale lança un appel pour retrouver une jeune étudiante qui avait déclaré avoir en sa possession un livre de l'écrivain.
De quel crime Orhan Pamuk est-il donc coupable ? D'avoir déclaré à un journal suisse qu'"un million d'Arméniens et 30 000 Kurdes ont été tués en Turquie". Comme la question du drapeau, objet d'un consensus qui confine à l'hystérie, la question arménienne, tout comme celle des Kurdes ou celle de Chypre, sont autant de "causes nationales" qui ne souffrent pas de remise en cause.
C'est dans cette atmosphère d'hystérie que le Parlement turc s'apprête à discuter, le 20 avril, des "mesures à prendre" pour contrer la commémoration par les Arméniens du génocide de plus d'un million des leurs, il y a quatre-vingt-dix ans.
Marie Jégo
Article paru dans l'édition du 13.04.05