Burcin Gercek - 24 Heures/Publié le 13 août 2005
TURQUIE : Ravagée par quinze années de conflit armé entre la guérilla kurde et l’armée turque, la capitale du Kurdistan turc est aujourd’hui inquiète du retour des violences.Pour les habitants de Diyarbakir, «il ne suffit pas de diffuser une demi-heure de kurde à la télé pour résoudre tous les problèmes».
Le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a assuré hier à Diyarbakir, la principale ville du sud-est turc à majorité kurde, que la question kurde se résoudrait avec «plus de démocratie», malgré la recrudescence des opérations armées des rebelles kurdes.
Dans cette ville hautement politisée par les années de conflit entre le PKK et l'armée turque, où même des enfants font des signes de victoire lorsqu'ils sont pris en photo, un meeting où la participation est si faible est significatif. Les Diyarbakiriotes ont boudé hier le discours du premier ministre Recep Tayyip Erdogan, venu dans la capitale du Kurdistan turc, officiellement pour inaugurer des logements sociaux, mais en réalité pour annoncer sa nouvelle politique sur la question kurde.
Le nationalisme turc grimpe
Les affrontements entre la guérilla kurde et l'armée, qui avaient repris en 2004 après six années de trêve, ont pris des dimensions alarmantes depuis quelques mois: plus de 200 personnes ont été tuées seulement en juillet dernier. A ce tableau s'a joutent une montée inquiétante du nationalisme turc et la remise en question des réformes de démocratisation par les militaires en prétextant les attentats.
Répondant à une pétition de 200 intellectuels qui demandaient l'arrêt des violences, Erdogan a admis mercredi que des erreurs avaient été commises à ce sujet dans le passé et que la question kurde ne pouvait être résolue avec seulement une approche militaire. Il a souligné qu'il fallait au contraire accélérer le processus de démocratisation. Ces mots ont suscité l'enthousiasme des médias et des politiciens kurdes - le parti pro kurde Dehap avait salué l'initiative - mais n'ont pas suffi à mobiliser les habitants de Diyarbakir. Comme s'ils voulaient attendre pour voir si ces paroles ne finiront pas comme les autres promesses gouvernementales non tenues. «Nous sommes tous inquiets de la reprise du conflit car personne ne veut retourner en arrière ici. Mais il est difficile de faire confiance au gouvernement car ils n'ont rien fait pendant les années de trêve pour améliorer la vie des gens ici», lance Hikmet, cireur de chaussures. Son ami, Ahmet tempère. «Il y a eu quand même quelques avancées par rapport à l'avant 1999. A l'époque, il suffisait de se promener à trois pour être considérés comme suspects. On ne pouvait même pas imaginer de voir parler de ces sujets ouvertement dans la rue, le mot kurde n'existait pas.» «Mais ces pas sont insuffisants, rétorque Hikmet. «Il ne suffit pas de diffuser une demi-heure de kurde à la télé pour résoudre tous les problèmes. Le gouvernement a par exemple inauguré 41 usines à Kayseri (n.d.l.r: dans le centre d'Anatolie) et pas une seule à Diyarbakir. On continue de faire comme si nous n'existions pas.» Agé de 17 ans, Hikmet ne sait pas s'il aura l'occasion d'aller à l'université, mais il rêve d'étudier la psychologie, pour soigner les traumatismes des quinze années de conflit qui ont ravagé la région. Mais il est sans illusion sur les opportunités d'emploi à Diyarbakir.
Retour difficile des déplacés
Xeje en sait quelque chose. Chassé e de son village de Mardin en 1995 par l'armée parce que sa famille n'acceptait pas de devenir «gardien de village», elle attend toujours de pouvoir y retourner. «Le gouvernement a fait voter en 2002 une aide aux familles chassées de leurs villages, mais on ne nous propose que quelques matériaux de construction comme aide. Comment veut-on qu'on refasse notre vie avec cela?». Comme beaucoup de familles déplacées, Xeje et ses 7 enfants vivent à Suriçi, le quartier le plus défavorisé de Diyarbakir. «Mon mari transporte de temps à autre des marchandises avec sa voiture à main. Or dans notre village, nous n'avions besoin de personne, nous avions des champs de blé et des vignes. Cela nous suffisait. Ici, on est condamné à la pauvreté et au chômage.» Près de 3,5 millions de personnes se seraient déplacées pendant les années de conflit. Selon le Ministère de l'intérieur, 300 000 gens auraient pu rentrer chez eux. «Mais avec la reprise du conflit, leur situation est fragilisée. Ils sont de nouveau forcés à devenir gardiens de village», explique Ahmet Kalpak, président de l'association d'aide aux déplacés Goç-Der. «L'Etat n'a pas non plus profité de la trêve pour réintégrer dans la société les guérilleros. Il fallait une amnistie générale et un plan de développement de la région. Au lieu de cela, l'armée a poursuivi ses opérations.»
Si le PKK et son chef en prison Abdullah Öcalan profitent toujours du soutien d'une partie importante de la population, d'autres voix, qui critiquent le retour des violences, commencent aussi à se faire entendre chez les Kurdes. «La plupart des gens soutiennent encore Öcalan car il n'existe pas d'autres alternatives», estime un commerçant. «Une guerre ne sert actuellement que les intérêts de ceux qui s'opposent aux réformes et à l'adhésion à l'UE.»
A l'approche du 3 octobre, date de l'ouverture des négociations d'adhésion de la Turquie à l'UE, l'appel des intellectuels et les déclarations d'Erdogan prennent donc un autre sens. Pourra-t-il proposer une amnistie élargie comment le proposent certains? Si cela paraît difficile dans ce contexte de montée de nationalisme, plusieurs chroniqueurs turcs soulignaient hier qu'il fallait au moins donner un coup de pouce aux réformes qui attendent encore d'être appliquées, comme les chaînes locales kurdes qui attendent depuis un an et demi une autorisation.