Deux mille ans d’histoire Kurde racontés dans un livre exceptionnel

mis à jour le Jeudi 24 avril 2025 à 15h18

Mare Nostrum | Chroniqueur : Fawaz Hussain

Que sait un Français lambda des Kurdes et de leur histoire ? Par le passé, et pour les voyageurs européens qui s’aventuraient dans l’Empire ottoman et en Perse, le nom du Kurde était le plus souvent associé à des brigands qui pillaient les caravanes pour se retrancher ensuite dans leurs montagnes très difficiles d’accès. Ces derniers temps, et avec deux millions de Kurdes en Europe, le nom « kurde » renvoyait, dans les années soixante-dix, à la révolte du chef charismatique Barzani au Kurdistan d’Irak et puis à l’arrestation d’Abdullah Öcallan en 1999 au Kenya. Le fondateur du PKK est embastionné depuis cette date sur l’île d’Imrali, dans la mer de Marmara en Turquie alors que ses sympathisants agitent encore et toujours des fanions à son effigie et réclament sa libération à se casser les cordes vocales. Quant à la Turquie nostalgique de l’Empire ottoman, elle s’empare chaque jour de plus de terres kurdes même en Syrie et en Irak.

En 2014, et avec l’État Islamique en Irak et au Levant, et sa chute vertigineuse en 2017, le Kurde est devenu plutôt une Kurde, une femme, une tigresse. Depuis, les médias occidentaux montrent des jeunes combattantes du PKK en Syrie et veulent voir en elles un rempart contre la terreur de DAECH et d’al-qaïda. Et puis, dans les quartiers populaires, d’aucuns associent les Kurdes aux Turcs et aux restaurants kébabs qui concurrencent dangereusement le fast-food américain et détrônent le jambon beure cornichon français.

Histoire des Kurdes des origines à nos jours se donne pour objectif l’obligation de répondre à des questions urgentes à savoir qui sont vraiment les Kurdes, quel est leur passé, quel est leur avenir ? Et puis, il tient à rendre justice à plus de quarante millions d’hommes et de femmes sans État.

Histoire d’un peuple plusieurs fois millénaire

Dans une Préface d’une soixantaine de pages très serrées, Kendal Nezan, le président de l’institut kurde de Paris, se rend compte des limites d’un seul volume à embrasser l’histoire de tout un peuple depuis ses origines à nos jours quand on sait que L’histoire de France de Michelet (1796-1874) en comportait dix-sept.

Le présent ouvrage collectif a pour ambition de faire le point sur l’état actuel de nos connaissances sur l’histoire des Kurdes dès origines à nous jours. Vaste, nécessaire mais difficile projet car des pans entiers de cette histoire politique restent encore méconnus sans parler de l’histoire sociale et économique, celle de la littérature orale et écrite, celle des religions hétérodoxes du Kurdistan qui demeurent peu explorées.

Après le partage du Kurdistan dans les années 1920, et les innombrables révoltes kurdes avortés, ce peuple meurtri, mais toujours debout, commence à émerger de son invisibilité à la fin des années 1980 à la suite du conflit Iran-Irak qui dure huit ans et fait plus d’un million et demi de morts des deux côtés. Les Kurdes payent un très lourd tribut en se trouvant entre l’enclume et le marteau des deux belligérants. Le 16 mars 1998, le gazage de Halabja fait plus de 5 000 civils morts en moins de cinq minutes.

Kendal Nezan aborde le paysage religieux très complexe du Kurdistan, les ressorts d’une langue et d’une culture avec plusieurs dialectes et parlers, la littérature et les créations artistiques. Il accorde une grande importance aux cours des princes kurdes et aux madrassa du Moyen-Âge, sans doute en pensant à la région d’où il est originaire, au Kurdistan de Turquie. Les Marwanides, une dynastie kurde règne sur la Haute Mésopotamie (Djézireh) et l’Arménie de 983 à 1085 et elle a pour capitale Mayyafarkin (de nos jours Silvan) dans la région de Diyarbakir. Un nombre très important de ces universités islamiques couvrait à l’époque le Kurdistan. Les savants et les oulémas kurdes s’illustraient dans les hautes sphères du pouvoir dès les premiers siècles de l’islam, et en particulier à l’époque de la dynastie kurde des Ayyoubides. Restant optimiste quant à l’avenir, il place toute sa confiance dans la jeunesse, l’espoir de toute une nation alors que le rêve le plus cher du Kurde demeure la liberté :

Les nouvelles générations kurdes découvrent peu à peu et s’approprient leur riche héritage culturel si longtemps ignoré, occulté, leur mémoire collective refoulée et éparpillée qui refait surface, s’active, se régénère, inspire, inonde tous les champs de la création. Le foisonnement culturel et artistique kurde des dernières décennies témoigne de l’esprit de résilience et de résistance d’un peuple qui, malgré les épreuves tragiques du XXe siècle, refuse toujours de s’effacer et de se soumettre et semble plus résolu que jamais à devenir l’acteur de son destin qu’il rêve libre.

Un peuple qui veut prendre son destin en main

Docteur en histoire et en sciences politiques, Hamit Bozarslan, le coordinateur de cet ouvrage « sans précédent » mesure à son tour l’ampleur de sa tâche. Il avoue d’emblée compter sur les générations présentes et futures pour combler les lacunes : « L’ouvrage que nous présentons ici a pour ambition d’offrir une synthèse raisonnée, problématisée et plurielle de l’histoire du Kurdistan. Résolument ancré dans une tradition savante fort ancienne, il prend aussi en compte l’effervescence des études kurdes que l’on observe depuis deux décennies. »
Dans une Introduction de 86 pages, il aborde la question de la « minorité », les Kurdes sous les Ottomans et les Safavides de la Perse, la chute de l’Empire Ottoman et l’arrivée des mandataires anglais et français, les vainqueurs de la Première Guerre mondiale qui imposent un monde d’États et de frontières.
Il donne surtout la parole aux meilleurs spécialistes internationaux qui font un excellent travail. Josef Wieshöfer aborde les Kurdes dans l’Antiquité. Boris James les étudie dans l’Empire islamique (635-1530) et cède la place à Metin Atmaca qui les traite de la bataille de Tchaldiran, la première des guerres ottomano-persanes qui eut lieu en 1514 jusqu’au Traité de Sèvres conclu en 1920. Cengiz Gunes termine cet ouvrage collectif avec les Kurdes à l’ère du nationalisme.

Puis, Hamit Bozarslan reprend la main et avec une Conclusion de seize pages, il souligne que le mouvement kurde n’a cessé de chercher des voix de négociation et de compromis et termine par les transformations des années 1990-2020.

Plus d’un siècle après le partage des provinces du sud de l’Empire ottoman, il s’agit pour les Kurdes de prendre acte de l’histoire telle qu’elle fut, mais aussi de savoir la critiquer, d’apprendre de leur passé et gagner en « agentivité » pour se projeter dans un avenir autre, et pour les États, de se souvenir que la sagesse existe en politique…

La sagesse n’existe pas en politique et l’enfer est pavé de bonnes intentions. Quant aux promesses, elles n’engagent que ceux qui les écoutent. Les Arméniens, de par leur histoire mouvementée, avaient compris l’impossibilité d’une reconstruction étatique. L’an 303, le sentiment national s’était cristallisé autour de la religion orthodoxe et apostolique, et aussi à la faveur d’un alphabet unique, créé en 405 par le moine Mesrop Machtotz.

Pour les Kurdes, c’est trop tard pour s’inventer un autre dieu et puis, très peu de choses les distinguent désormais des Turcs, des Arabes ou des Iraniens, à part leur langue, leurs chants et leurs danses, et surtout leur grande soif d’être des hommes libres jouissant de leurs droits. Les Kurdes rêvent de voir leurs enfants aller à l’école avec des manuels en kurde, une langue qui n’a rien à envier à toutes ses consœurs du Moyen-Orient, et même de l’Europe.

Histoire des Kurdes des origines à nos jours rend sa fierté au Kurde en faisant de lui l’héritier d’une histoire plusieurs fois millénaire. N’est-ce pas au Kurdistan qu’on a cultivé le premier blé et qu’on a inventé l’alphabet ? Il lui donne également l’envie d’œuvrer pour son avenir car les libertés ne se donnent pas, elles se prennent. Si l’avenir du Kurdistan est semé d’embûches, ce précieux volume est « un petit pas pour l’Homme, et un grand pas pour les Kurdes, les Oubliés de l’Histoire ».

 


Hamit Bozarslan (dir), préface de Kendal Nezan. Histoire des Kurdes des origines à nos jours, Édition du Cerf, 10/04/25, 614 pages, 29€