Serein, il injectait avec constance de la mémoire là où n'existait que du déni, fissurant chaque jour un peu plus le mur froid et aveugle de l'amnésie collective. Pour lui, la reconnaissance du génocide par l'Etat était sans doute importante, mais moins essentielle que celle qui devait être faite, après un long et douloureux travail de mémoire, par la société civile. En cela il nous dépassait tous : il se montrait visionnaire. Et c'est pour cette raison qu'il a été assassiné.
Devenu cette conscience arménienne publique en Turquie, il avait réussi à fédérer autour de lui des intellectuels turcs et arméniens, à l'intérieur comme à l'extérieur du pays, qui tous se reconnaissaient dans ce combat. Il était le bâtisseur de ponts entre deux nations jusqu'à présent incapables de se comprendre en dehors des catégories héritées de 1915.
Il était aussi une conscience, un homme généreux, un homme de coeur. Chez lui l'inconnu comme l'ami proche était sur le même pied d'égalité, il les accueillait avec la même fraternité et la même chaleur. Son hebdomadaire, Agos ("Sillon" en arménien), réunissait un cercle d'amis venus d'horizons différents et une rédaction où s'élaborait un nouveau mouvement, de nouvelles idées.
Hrant Dink incarnait à lui seul ce "non-lieu" pour tous ceux qui cherchaient à se définir dans l'"entre-deux", à se connaître et à se reconnaître par des liens d'amitié ou des affinités intellectuelles qui rejetaient tout enfermement dans une appartenance nationale, religieuse ou ethnique.
Homme juste et courageux, unique, il n'avait rien d'un marginal dans son combat pour la liberté d'expression et pour la démocratisation de la Turquie. Tous les Turcs qui partagent ses idées et son combat savent qu'aucune nation ne peut se construire sans reconnaître son passé et qu'aucun projet européen ne peut valoir dans un pays candidat tant que celui-ci continue de rabattre ses références historiques et politiques sur le mensonge et le déni. La question du génocide, pour les Arméniens, n'est autre que le poids d'une mise à mort collective restée impunie, et pour beaucoup d'entre eux le poids de l'exil.
Pour l'Etat turc, revenir sur la négation du génocide, c'est reconnaître non seulement les crimes du passé, mais accepter le passé commun des Turcs et des Arméniens sur la même terre, une histoire du pays qui, contrairement à ce qui est écrit dans les manuels scolaires, ne débute pas en 1923 avec la figure déifiée d'Ataturk. Le génocide, loin d'être une question secondaire pour la Turquie candidate, est central pour la démocratisation du pays et son rapprochement avec l'Europe.
Au cours de ces dernières années, au fur à mesure que les tabous sur le génocide arménien tombaient, Hrant Dink se retrouvait de plus en plus souvent propulsé sur le devant la scène publique, se heurtant sans cesse à la montée de l'ultranationalisme. Poursuivi et condamné au nom de l'article 301 pour "insulte et avilissement envers l'identité turque", il était devenu la cible privilégiée des agitateurs nationalistes.
Dans son tout dernier éditorial d'Agos, il se décrivait comme "une colombe effrayée, sur ses gardes, mais comme une colombe (...) libre". Libre, Hrant l'était. Libre dans ses propos, libre de toute influence. Il lui arrivait d'irriter les Arméniens eux-mêmes, à l'occasion notamment de ses prises de position contre la loi votée en octobre 2006 en France pénalisant la négation du génocide arménien. L'homme qui a été assassiné luttait pour la liberté d'expression, pour la reconnaissance du génocide, mais aussi pour la réconciliation entre Arméniens et Turcs, pour le rapprochement entre l'Europe et la Turquie.
Hrant Dink est mort au moment même où la question arménienne devenait centrale pour la démocratisation de la Turquie, au moment où le gel de l'amnésie collective commençait à fondre et l'histoire à s'écrire à chaud. Son assassinat met à l'épreuve la conscience turque. En faute, nous, intellectuels, journalistes, universitaires, engagés, quelle que soit notre nationalité, dans ce même combat pour une mémoire retrouvée entre Turcs et Arméniens, car nous n'avons pas su ou pas pu le protéger, protéger cette voix et cette générosité qui sans cesse nous servait de rempart. Il était notre muraille, l'invincible sans cesse attaqué, la réassurance quotidienne qui poussait chacun de nous, à sa manière, à continuer, à s'exprimer.
Spontanément, à l'annonce de sa mort, de nombreuses personnes, des anonymes sont sortis dans les rues en Turquie, scandant : "Nous sommes tous des Arméniens ! Nous sommes tous Hrant Dink !" Sa voix avait porté au-delà de son entourage, de son mouvement, touché le coeur des gens simples, des jeunes, des vieux, des femmes, des hommes, de grandes villes comme de villes d'Anatolie. "Une part de nous est morte avec Hrant Dink", ont écrit plusieurs éditorialistes turcs. Les Turcs comme les Arméniens portent le deuil de sa mort, face à leur passé comme face à leur avenir. M. Hrant nous lègue une dette, celle de continuer en Turquie, mais aussi en Europe, à tisser les fils de ce dialogue difficile qu'il avait ébauché. Un dialogue entre Turcs et Arméniens, mais aussi entre Arméniens de la diaspora et ceux de Turquie.
Un dialogue, enfin, entre tous ceux qui se battent, au-delà de ce qui était sa lutte quotidienne, pour que toute vérité soit bonne à dire, pour qu'aucun racisme ne borne les horizons, pour que les minorités nationales vivent dignement dans des Etats qui les reconnaissent - débat qui dépasse largement la seule Turquie - pour que la liberté d'expression, la voix de l'entre-deux, ne disparaisse pas dans le silence qu'impose la peur et qu'on ne la fasse plus jamais taire par la menace ou la mort.
Nilufer Göle est directrice d'études à l'EHESS ; Laurence Ritter est sociologue.