Diplomatie : Ankara et Washington au bord de la crise de nerfs


19 février 2007

La perspective d'un vote, par le Congrès américain, d'une loi reconnaissant le génocide arménien accroît les tensions entre les Etats-Unis et la Turquie. La dégradation des relations entre les deux pays pourrait avoir de lourdes conséquences sur la situation en Irak.
Le partenariat américano-turc bat sérieusement de l'aile, au point de remettre en question l'alliance qui lie les deux pays membres de l'OTAN. "A l'heure actuelle, leur relation se dirige vers une rupture qui pourrait être spectaculaire, à la suite de la décision de la nouvelle majorité de la Chambre des représentants de suivre la voie de la France et de condamner officiellement le génocide de 1915 des Arméniens chrétiens par les Turcs musulmans. Dans le rapport de forces actuel, la loi pourrait être adoptée si elle était mise au vote comme prévu dans les prochaines semaines", note The Guardian de Londres.

 
   
Le général turc Yasar Büyükanit
 Les consultations à divers niveaux entre représentants turcs et américains se sont multipliées ces derniers jours, avec les visites à Washington du ministre des Affaires étrangères turc Abdullah Gül et du chef d'état-major, le général Yasar Büyükanit. Mais le chef de la diplomatie turque a essuyé un camouflet de la présidente de la Chambre des représentants, la démocrate Nancy Pelosi, qui n'a pas souhaité le rencontrer. La position de Pelosi s'explique par la forte minorité d'origine arménienne vivant en Californie, Etat dans lequel elle a été élue.

Le général Yasar Büyükanit a exprimé sans détour l'embarras de la Turquie, qui, selon lui, "n'a jamais été confrontée à autant de risques et de menaces depuis la création de la République turque en 1923", rapporte Hürriyet, le grand quotidien turc. Le chef de l'armée turque s'en est même pris à la diaspora turque, qu'il accuse de ne pas se mobiliser en faveur des intérêts nationaux de la Turquie. "Si la voix des Turcs vivant à l'étranger pouvait s'élever aussi haut que celle des autres, les revendications arméniennes sur le génocide n'auraient pas éclaté de cette façon et les Turcs n'auraient pas à subir tout cela."

Reste que le général Büyükanit compte plus sur l'administration américaine pour faire échec au projet de loi. A propos de sa rencontre avec le vice-président américain Dick Cheney et le conseiller à la Sécurité nationale Stephen Hadley, il s'est publiquement félicité de la détermination de la Maison-Blanche à faire avorter la "résolution arménienne", rapporte Zaman.

Pour Washington, l'enjeu est de taille sur le plan stratégique. "Les responsables américains assurent que des intérêts vitaux sont en jeu", rapporte The Economist. Si Ankara a refusé l'utilisation de son territoire par les troupes américaines pour entrer en Irak, "la Turquie a accepté depuis le début de la guerre quelque 4 900 sorties américaines à destination de l'Irak à travers son espace aérien pour des missions de soutien au combat, ainsi que le traitement de soldats américains blessés dans des hôpitaux turcs".

Jusqu'à présent, "les administrations américaines successives avaient tué dans l'œuf toute résolution sur le génocide, considérant que la Turquie était un allié trop précieux pour risquer de le perdre. Les groupes juifs, reconnaissants en raison des chaleureuses relations que la Turquie entretient avec Israël, ont appuyé dans ce sens. Mais la donne a changé", prévient The Economist.

D'après The Guardian, "des appels circulent déjà en Turquie pour une réduction de la coopération militaire bilatérale". Pour le chroniqueur du Turkish Daily News Mehmet Ali Birand, "la Turquie joue la carte de la sécurité contre la loi sur le génocide arménien". L'auteur souligne ainsi la contribution d'Ankara aux forces de l'OTAN en Afghanistan et au Kosovo, son appui substantiel aux Etats-Unis dans le Caucase mais aussi dans les questions relatives à la sécurité d'Israël, sa fonction d'intermédiaire dans la crise iranienne, et, bien sûr, son soutien considérable en Irak.

Si la loi sur le génocide arménien devait passer, considère The Guardian, la Turquie, qui se plaint déjà des attaques du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) contre des cibles turques depuis le nord de l'Irak, pourrait "décider d'ignorer Washington et d'envoyer ses troupes, avec des conséquences potentiellement désastreuses pour les efforts américains de stabilisation du pays".
 
Philippe Randrianarimanana