lemonde.fr | Par Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, bureau européen) | 11/12/2020
Les sanctions visent les responsables des opérations d’exploration gazière en Méditerranée, mais, comme le demande l’Allemagne, l’Union européenne renvoie à plus tard des mesures plus lourdes à l’égard du régime d’Erdogan.
Trois brouillons successifs et, après de longues heures de discussion au Conseil européen, dans la nuit du vendredi 11 décembre, une décision à même de satisfaire les pays partisans de sanctions contre la Turquie comme les plus réticents : des mesures restrictives individuelles seront décidées, visant vraisemblablement des responsables des opérations d’exploration gazière menées dans les eaux chypriotes et grecques de la Méditerranée. Et si Ankara ne change pas son fusil d’épaule, d’autres décisions pourraient tomber en mars 2021.
Les chefs d’Etat et de gouvernement devaient en principe mettre à exécution la menace qu’ils avaient brandie en octobre : si le régime d’Ankara ne cessait pas ses « provocations », sa « rhétorique agressive » et s’il poursuivait ses missions navales, il serait sanctionné. « Quelles que soient les déclarations qui ont été faites depuis quelques jours, ou quelques semaines, la Turquie n’a pas manifesté son intérêt pour le dialogue », affirmait-on de source française.
Jeudi, un premier tour de table confirmait cependant que ce point de vue ne faisait pas l’unanimité, loin de là. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, de son côté, déclarait, à la veille de la réunion de Bruxelles, qu’il ne s’inquiétait « pas vraiment ». Il critiquait, une nouvelle fois, le non-respect par l’Europe de ses « promesses » depuis l’ouverture des négociations d’adhésion entre Ankara et l’UE en 2005 et évoquait le soutien que lui manifestent des pays européens qu’il qualifie d’« honnêtes ».
Préserver les liens commerciaux
Il désignait ainsi, sans les nommer, la Hongrie et la Bulgarie, peu désireuses de mettre en péril leurs bonnes relations commerciales avec Ankara. Malte, l’Italie et l’Espagne sont, elles aussi, prudentes, afin de préserver leurs liens commerciaux, énergétiques ou militaires. L’entreprise étatique espagnole Navantia achève par exemple, à Istanbul, la construction du premier porte-aéronefs de la marine turque.
Quant à l’Allemagne, qui exerce actuellement la présidence tournante de l’Union, sa position est fluctuante. Au cours des dernières semaines, la diplomatie allemande a, en tout cas, freiné les ardeurs de la Grèce – favorable à un embargo sur les ventes d’armes –, de Chypre et d’autres prônant des sanctions dures. Le gouvernement d’Angela Merkel tient par-dessus tout au maintien de l’accord conclu par l’Union européenne (UE) avec M. Erdogan en 2016 afin d’arrêter les traversées de migrants vers l’Europe, voire organiser leur renvoi depuis la Grèce.
La France, bête noire de M. Erdogan, entendait, elle, « défendre la souveraineté et la stabilité » de la Grèce et de Chypre. Paris espérait aussi mettre en évidence le rôle déstabilisateur de la Turquie dans le voisinage de l’Europe, à savoir aussi en Libye, au Moyen-Orient ou dans le Haut-Karabakh.
Jeudi, personne, parmi les Vingt-Sept, ne niait la nécessité d’une réponse aux actions turques, mais il restait à la définir. Le principe de quelques sanctions a donc été acté mais, fidèle à son habitude, l’Union a renvoyé l’essentiel du problème à plus tard. Le haut représentant, Josep Borrell, devra préparer un rapport sur la situation régionale – pas seulement la Méditerranée orientale – et l’ensemble de la relation UE-Turquie pour mars 2021. Il est aussi appelé à organiser une conférence multilatérale.
Les dirigeants européens demandent aussi une reprise des négociations sur Chypre, sous les auspices des Nations unies. L’« agenda positif » proposé au gouvernement d’Ankara reste, quant à lui, sur la table, et on lui promet notamment un réexamen de l’union douanière avec l’UE.
Rôle au sein de l’OTAN
Le rôle prépondérant de la Turquie au sein de l’OTAN est un autre facteur qui pèse dans la balance. L’invasion du Nord-Est syrien, l’acquisition de missiles S-400 à la Russie ou les livraisons d’armes en Libye, au mépris de l’embargo : tout cela indispose, mais le pays est « un allié important et joue un rôle-clé », insistait, cette semaine, le secrétaire général de l’Alliance atlantique, Jens Stoltenberg.
C’est sans doute l’attitude de la nouvelle administration américaine, avec laquelle l’Union veut « se coordonner » – à moins qu’il s’agisse plutôt de s’abriter derrière elle –, qui déterminera en bonne partie l’avenir des relations entre Bruxelles et Ankara. Au président élu Joe Biden, qui le traita naguère d’« autocrate », M. Erdogan fait, en tout cas, valoir « la valeur géopolitique et stratégique de son pays », comme l’indiquait mercredi, lors d’une conférence virtuelle, le porte-parole du président turc. Selon Ibrahim Kalin, l’affaire des missiles russes S-400 est une question « technico-militaire » qui peut être aisément résolue.
Il est peu probable, cependant, que l’administration démocrate démentira le secrétaire d’Etat Mike Pompeo, un proche de Donald Trump, qui évoquait récemment un « cadeau » fait à Moscou et invitait Ankara à « en revenir à un comportement d’allié » au sein de l’OTAN. Jeudi, des sources américaines indiquaient d’ailleurs que le président sortant serait désormais acquis à l’idée de sanctionner la Turquie pour l’achat des S-400, comme le réclame le Congrès.
De quoi renforcer la position des Européens, partisans de davantage de fermeté à l’égard de M. Erdogan. Lequel, jeudi, critiquait à nouveau la France, coprésidente avec la Russie et les Etats-Unis du groupe de Minsk, chargé en vain depuis deux décennies de trouver une solution au conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. En visite à Bakou pour célébrer la récente reconquête partielle du Haut-Karabakh, le président turc a appelé l’Azerbaïdjan à poursuivre « la lutte » contre l’Arménie tout en prônant une solution de « paix régionale ». Sans Paris et sans Washington.