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La très nette victoire de l’opposition laïque turque aux élections municipales du 31 mars constitue un désaveu cinglant pour le président et sa politique économique.
C’est une leçon d’humilité – et ce n’est pas l’exercice auquel le chef de l’Etat turc soit le mieux préparé : moins d’un an après être parvenu à se faire réélire, en mai 2023, à la tête de la Turquie contre un candidat désigné par six partis d’opposition, le président Recep Tayyip Erdogan a subi dimanche 31 mars, à la faveur d’élections municipales, le pire revers politique qui lui ait été infligé depuis son arrivée au pouvoir en 2002.
Le premier parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), une formation laïque, a devancé le Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir, en nombre de voix, totalisant 37,7 % des suffrages exprimés, contre 35,5 % pour l’AKP. Non seulement l’opposition conserve les mairies d’Istanbul et d’Ankara, mais elle s’est imposée dans un grand nombre d’autres villes et villages qu’elle n’avait pas réussi à conquérir jusque-là, y compris des bastions de l’AKP.
Réélu avec une large avance sur son adversaire de l’AKP, le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, 52 ans, fait désormais figure de solide présidentiable en 2028. Ce désaveu des urnes est sévère pour un leader dont l’exercice du pouvoir a pris un tour si autoritaire qu’il ne semble même pas préparer sa succession.
Un « tournant »
Dans sa déconvenue, le président Erdogan a une chance : il n’y a pas d’autre élection nationale prévue, ni législative ni présidentielle, en Turquie avant 2028. Sa fonction n’est donc pas menacée. A 70 ans, le chef de l’Etat n’en a pas moins paru accuser le coup dans le discours qu’il a prononcé, tard, dimanche soir, après l’annonce des premiers résultats : l’AKP, a-t-il reconnu, « a perdu de la hauteur » et devra « analyser courageusement » ce « message » des électeurs. M. Erdogan a déclaré voir dans ce message un « tournant ».
Un tournant vers quoi ? Sonné, le président s’est gardé de le dire. De l’avis de la plupart des commentateurs, la très mauvaise situation économique du pays, l’inflation, dont le taux a atteint 80 % fin 2022 et se maintenait encore à 67 % en février, et la hausse du coût de la vie qui en a résulté expliquent en bonne partie le verdict des électeurs. Ces facteurs ont sans doute incité les électeurs mécontents de l’AKP à rester chez eux, comme le laisse deviner la baisse de la participation. Certains d’entre eux semblent aussi être passés à un nouveau petit parti islamiste, anciennement allié d’Erdogan. L’état des finances publiques et la corruption locale ne permettent plus à l’AKP de distribuer autant ses largesses à ses électeurs.
M. Erdogan devrait logiquement maintenant donner la priorité à l’amélioration de la situation économique de ses concitoyens. Son idée de réforme constitutionnelle, qui aurait pu lui ouvrir la voie à un troisième mandat, semble pour l’heure reportée. Il pourrait aussi se concentrer sur la politique extérieure, en poussant le rapprochement avec les Etats-Unis. Il faut espérer qu’il ne cherchera pas à détourner l’attention de ses problèmes en redoublant de répression à l’égard des Kurdes pour flatter les nationalistes, ou en intervenant de nouveau dans le nord de la Syrie. Les bombardements menés lundi par l’aviation turque sur des positions kurdes dans le nord de l’Irak sont à cet égard de mauvais augure.
Doué d’un grand talent d’adaptation, le « reis » ne devrait pas tarder à se ressaisir. Mais, après deux décennies au pouvoir, dans une ambiance de fin de règne, cet avertissement lui a fait perdre de sa superbe.