Lemonde.fr | Par Madjid Zerrouky
En pleine vague de contestation du régime de Téhéran après la mort de Mahsa Amini, les attaques massives auraient tué treize personnes.
Contesté à l’intérieur par une vague de manifestations antirégime, le pouvoir iranien projette la crise et la violence au-delà de son territoire. L’Iran a lancé, mercredi 26 septembre, une série d’attaques transfrontalières dans le nord de l’Irak contre des locaux et des bases de partis kurdes iraniens installés chez son voisin. Une opération menée en représailles à leur soutien affiché au mouvement de contestation né après la mort de Mahsa Amini, une jeune femme d’origine kurde de 22 ans morte le 16 septembre après son interpellation par la police des mœurs iranienne.
Si l’attaque était attendue et redoutée, après cinq jours de menaces proférées par Téhéran à l’encontre des partis kurdes iraniens, son intensité est inédite. Il s’agit de l’opération la plus importante menée par l’Iran sur le sol irakien depuis dix ans.
Ces raids ont fait « 13 morts – dont une femme enceinte – et 58 blessés, en majorité des civils, dont des enfants de moins de 10 ans », ont annoncé en début de soirée les services antiterroristes du Kurdistan d’Irak, qui ont évoqué « plus de soixante-dix » bombardements, menés par des « missiles balistiques » et par des « drones armés ».
Une école primaire touchée
« Des réfugiés iraniens, dont des femmes et des enfants », feraient partie des victimes, a déploré sur Twitter l’antenne en Irak du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), évoquant un camp atteint à Koysinjaq, à l’est d’Erbil. « L’attaque aurait touché une école primaire où se trouvaient des élèves », a précisé l’agence. Trois journalistes de la télévision kurde irakienne K24 ont également été blessés.
La télévision d’Etat iranienne a, elle, affirmé que « les forces terrestres des gardiens de la révolution [l’armée idéologique de la République islamique] [avaient] ciblé plusieurs quartiers généraux de terroristes séparatistes dans le nord de l’Irak avec des missiles de précision et des drones destructeurs ». Ces derniers jours, des tirs d’artillerie iraniens avaient visé à plusieurs reprises des zones frontalières du Kurdistan d’Irak, au nord d’Erbil, sans jusqu’ici faire de dommages notables.
Commencée à 10 heures du matin, cette attaque en trois vagues de frappes qui se sont étalées sur plusieurs heures, a visé les deux principales formations kurdes iraniennes, le Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (KDPI) et le parti Komala, ainsi qu’une base du Parti pour liberté du Kurdistan (PAK) dans les gouvernorats d’Erbil et de Soulaymaniyé – deux régions contrôlées par le gouvernement régional du Kurdistan (GRK), l’instance dirigeante de la région du nord de l’Irak, majoritairement peuplée par des Kurdes.
Des actions « provocatrices »
En début d’après-midi, le commandement militaire américain pour le Moyen-Orient (Centcom) a annoncé avoir abattu un drone iranien se dirigeant vers Erbil et qui « semblait être une menace pour les forces Centcom » déployées dans le cadre de la coalition internationale antidjihadiste.
Le pouvoir régional du Kurdistan autonome et le gouvernement fédéral irakien ont condamné ces frappes. Bagdad dit avoir convoqué l’ambassadeur d’Iran en signe de protestation, la diplomatie irakienne fustigeant des actions « provocatrices », une réaction a minima alors que l’Irak est lui-même plongé dans une profonde crise politique et que l’influence de Téhéran y est très forte.
Dans la ville de Koya, le PDKI a fait état de la mort de deux de ses combattantes et de nombreux blessés ; un camp de réfugiés adjacent et un établissement scolaire ont également été atteints. La formation kurde, qui déclarait dans l’après-midi prendre des mesures pour protéger ses membres et les populations dans les zones attaquées, a affirmé qu’elle ne cédera pas à la « provocation » et a appelé ses partisans à continuer à descendre dans les rues et manifester en Iran.
« Ces attaques lâches se produisent à un moment où le régime terroriste iranien est incapable de réprimer les manifestations en cours à l’intérieur et de faire taire la résistance civile des peuples kurde et iranien », a réagi le parti dans un communiqué. « Cela ne changera pas notre politique de ne pas déployer de combattants en Iran depuis l’Irak. L’objectif du régime est de détourner l’attention sur ce qui se passe dans le pays », déclare au Monde l’un de ses cadres.
De violents affrontements
Le Kurdistan d’Irak accueille plusieurs groupes d’opposition iraniens kurdes qui, historiquement, ont mené une insurrection armée contre Téhéran, même si, ces dernières années, leurs activités militaires sont en recul. Depuis le début des manifestations en Iran, les deux principaux groupes, le PDKI et Komala, ont par ailleurs suspendu leurs opérations dans le pays pour ne pas gêner la contestation, particulièrement forte dans le Kurdistan iranien, et décrite par le régime comme un mouvement séparatiste fomenté depuis l’étranger.
Les régions kurdes de l’ouest de l’Iran sont le théâtre de violents affrontements entre les manifestants et les forces de sécurité, tandis que les gardiens de la révolution et le ministère du renseignement ont arrêté des centaines de militants et de manifestants depuis dix jours, notamment à Kermanshah et Marivan, deux des plus importantes villes du nord-ouest.
Dans la soirée, le président iranien, l’ultraconservateur Ebrahim Raïssi, s’est adressé à la nation pour exprimer ses regrets à la suite de la mort de Mahsa Amini, mais il a également qualifié les manifestants d’agents de puissances étrangères. « L’ennemi a pris pour cible l’unité nationale et veut monter les gens les uns contre les autres », a-t-il asséné devant les caméras de la télévision publique.
M. Raïssi, qui a déclaré que l’Iran ne tolérerait pas « le chaos et les émeutes », a également affirmé qu’il pourrait y avoir un « dialogue » sur « différentes méthodes d’application de la loi », une allusion à l’obligation du port du hijab pour les femmes dans l’espace publique et à son application stricte par la police des mœurs. Une timide concession accordée aux contestataires qui, dans les rues, remettent en cause la légitimité même du régime. Selon un bilan provisoire établi par les ONG, au moins 76 personnes ont été tuées ces dix derniers jours.