Le président du Parlement irakien, Mohammed Al-Halbousi, accueille l’ancien chef des renseignements, Mustafa Al-Kadhimi (en costume bleu), à Bagdad, le 6 mai. IRAQI PARLIAMENT MEDIA OFFICE / VIA REUTERS
lemonde.fr | Par Hélène Sallon | le 07/05/2020
En pleine crise économique, l’Irak se dote d’un nouveau gouvernement
Le spectacle des arrangements politiques menés jusqu’à la dernière minute dans l’enceinte du Parlement tranche avec l’urgence de la crise provoquée par la chute des cours du pétrole et la pandémie de Covid-19, qui a fait près de 100 morts dans le pays.
Après six mois de crise politique, l’Irak s’est doté d’un gouvernement. L’ancien chef des renseignements, Mustafa Al-Kadhimi, 53 ans, a obtenu, dans la nuit du mercredi 6 au jeudi 7 mai, la confiance du Parlement.
Les partis chiites, sunnites et kurdes ne lui ont toutefois laissé aucune marge de manœuvre pour composer le « cabinet de solutions » qu’il appelait de ses vœux face à la conjonction des crises. S’accrochant bec et ongles au système de répartition confessionnelle et ethnique des postes, qui favorise depuis 2003 la corruption et le clientélisme, chaque camp et parti a défendu sa quote-part de portefeuilles ministériels et ses candidats.
Seuls quinze ministres sur vingt-deux ont été avalisés. Aucun nom n’a été proposé au pétrole et aux affaires étrangères, toujours disputés. Hormis des personnalités de premier plan à l’intérieur et aux finances, « la plupart ont des profils de directeurs d’administration : ni politiciens ni technocrates de haut vol », commente un observateur.
Le spectacle des arrangements politiques menés jusqu’à la dernière minute dans l’enceinte du Parlement tranche avec l’urgence de la crise provoquée par la chute des cours du pétrole et la pandémie de Covid-19, qui a fait près de 100 morts dans le pays. Les revenus tirés des exportations pétrolières pour avril confirment de sombres prédictions. Deuxième pays producteur de l’OPEP – le cartel des pays exportateurs de pétrole –, l’Irak, qui tire 95 % de ses recettes de l’or noir, a vu ces revenus chuter à 1,4 milliard de dollars (1,3 milliard d’euros) en avril, contre 2,9 milliards de dollars en mars.
A moyen terme, avec la stagnation des cours du pétrole, la réduction des quotas de production et l’impact économique de la crise sanitaire, les perspectives sont mauvaises. Dans son rapport trimestriel, publié début mai, la Banque mondiale anticipe une contraction du produit intérieur brut (PIB) de 9,7 % en 2020, et un déficit budgétaire de plus de 29 % du PIB, soit « la pire performance annuelle du pays depuis 2003 ».
Les crises s’accumulent pour Bagdad
Avec la montée des tensions entre les Etats-Unis et l’Iran sur son sol, et le regain notable d’attaques de l’organisation Etat islamique, les crises s’accumulent pour Bagdad.
Le vote de la loi budgétaire 2020 est l’un des chantiers prioritaires pour le premier ministre, Mustafa Al-Kadhimi. Le projet sur lequel travaillait son prédécesseur, Adel Abdel Mahdi, poussé à la démission en novembre 2019 par une vaste mobilisation, doit être revu. Il tablait sur un prix du baril de brut à 56 dollars – il était de 30 dollars, le 6 mai – et se voulait plus ambitieux encore que le budget 2019, quasi à l’équilibre avec 90 milliards de dollars de recettes et 93 milliards de dépenses.
« Dans les meilleures prévisions, estime Ahmed Tabaqchali, directeur des investissements Irak chez Asia Frontier Capital, l’Irak peut espérer un prix du baril entre 30 dollars et 40 dollars et tabler sur des recettes pétrolières entre 28 milliards et 39 milliards de dollars. »
Cela est loin de couvrir les dépenses courantes, évaluées à 67 milliards de dollars par la Banque mondiale. La question du paiement des salaires des 4 millions d’employés de la fonction publique se pose d’ores et déjà. Utilisés par les différents groupes confessionnels et ethniques pour tisser leurs réseaux clientélistes, ces emplois sont le premier poste de dépenses du pays. Avec ceux créés à l’automne 2019 pour calmer la gronde sociale, la facture a grimpé de 44 milliards à 50 milliards de dollars en 2020.
Des coupes sont envisagées
Le gouvernement Abdel Mahdi avait commencé à rogner sur les dépenses d’infrastructures, notamment dans les secteurs prioritaires de l’électricité et du pétrole, et à reporter les paiements aux compagnies étrangères. L’idée qu’« il va falloir se serrer la ceinture » revient en leitmotiv dans les déclarations des conseillers économiques. Des coupes dans les salaires et les retraites de la fonction publique sont envisagées, notamment sur les primes et les compensations faramineuses qui les accompagnent.
Une ponction des salaires des petits fonctionnaires pourrait en revanche aggraver la détresse sociale qui a nourri le mouvement de contestation né en octobre 2019. Alors que les problèmes d’emploi, de corruption et d’accès aux services restent entiers, les mesures de confinement imposées face au Covid-19 ont frappé de plein fouet les foyers les plus pauvres, dont les quatre millions de travailleurs informels.
Faire fonctionner la planche à billets semble exclu à ce stade. Désindustrialisé par des décennies de guerre et de sanctions, et fortement dépendant des importations, l’Irak serait alors confronté à une forte inflation. L’autre option évoquée est d’aller puiser dans les réserves en devises étrangères qui s’élèvent à 63 milliards de dollars. « Selon les coupes envisagées, cela pourrait leur permettre de tenir de six à neuf mois », estime Ahmed Tabaqchali. Toutefois, note de son côté un observateur, « cette option, qui risquerait d’affaiblir le dinar irakien face au dollar, ne semble pas être envisagée à court terme ».Des discussions ont été entamées avec la Banque mondiale et le Fonds monétaire international pour des prêts. Echaudés par le manque de réformes substantielles mises en œuvre dans le cadre des prêts accordés de 2016 à 2019, ils affichent leur prudence.
« Le diagnostic est posé mais, pour la mise en œuvre, il y aura toujours cette crainte de la contestation qui pousse la classe politique à différer les mesures douloureuses, quitte à être au bord du gouffre, en espérant une remontée des prix du baril de pétrole », conclut l’observateur. Ahmed Tabaqchali estime qu’une refonte totale s’impose, avec la suppression des subventions à l’énergie et à l’alimentation, remplacées par des aides sociales ciblées, et une libéralisation de l’économie pour développer le secteur privé et absorber la main-d’œuvre dans un pays où 60 % des 38 millions d’habitants ont moins de 24 ans. « Ce sera douloureux et pourrait précipiter une nouvelle crise sociale,admet le directeur des investissements d’Asia Frontier Capital. Cela va surtout contre le maintien des réseaux clientélistes. Or, dans un gouvernement comme celui-ci, chacun poursuit son intérêt et rien ne change. »