Les journalistes Levent Kenez et Abdullah Bozkurt, à Stockholm, le 24 mai 2022. JONATHAN NACKSTRAND / AFP
lemonde.fr | Par Anne-Françoise Hivert(Malmö, Suède, correspondante régionale) | 06/11/2022
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, réclame l’extradition de plusieurs dizaines de personnes, présentées comme des « terroristes ».
Agé de 74 ans, la barbe et les cheveux blancs, Ragip Zarakolu vit à Ljungsbro, un village près de la ville de Linköping (sud de la Suède), dans une maison remplie de livres. Cet éditeur et militant des droits de l’homme turco-suédois s’y est réfugié en 2013, après avoir été condamné à une énième peine de prison en Turquie, en raison d’un discours qu’il avait prononcé en 2011 lors d’un congrès du Parti pour la paix et la démocratie, une formation pro-kurde dissoute trois ans plus tard.
En 2018, la justice turque l’a condamné pour terrorisme. Dans la foulée, Ankara a réclamé son extradition à Stockholm. Jugeant que les accusations portées contre lui étaient infondées, la Cour suprême suédoise a refusé. Mais la Turquie n’a pas abandonné. En juin, Ragip Zarakolu a découvert que son nom figurait sur une liste de personnalités dont la Turquie exige l’expulsion de Suède, en échange de son feu vert à l’adhésion du pays nordique à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).
Plusieurs listes circulent. L’une comporte trente-trois noms. Une autre, quarante-cinq. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a lui-même affirmé, fin juin, que Stockholm avait promis de lui livrer soixante-treize « terroristes ». Dans les médias turcs apparaissent les noms de sympathisants présumés du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), classé comme organisation terroriste par la Suède et l’Union européenne. On y trouve aussi des personnes connectées au mouvement du prédicateur Fethullah Gülen, tenues responsables par Ankara de la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016.
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Dans l’accord tripartite, signé avec la Turquie et la Finlande, fin juin, au sommet de l’OTAN, Stockholm s’était engagé à « traiter rapidement et de manière approfondie les demandes d’expulsion ou d’extradition en cours de la Turquie concernant des personnes soupçonnées de terrorisme ». Selon Ove Bring, professeur de droit international à l’Université suédoise de la défense, la Suède a respecté son engagement : fin août, un ressortissant turc, accusé de fraude par la justice de son pays, a été extradé.
« Accusations infondées »
Pour Ankara, cependant, le compte est loin d’être atteint. M. Erdogan continue donc de bloquer la ratification des candidatures suédoise et finlandaise à l’OTAN – même s’il a affirmé récemment qu’il n’avait aucune objection à l’encontre d’Helsinki. Dans l’espoir de trouver une solution, le nouveau premier ministre suédois, Ulf Kristersson, en poste depuis le 17 octobre, doit se rendre en Turquie, mardi 8 novembre.
Mais ses marges de manœuvre – comme celles du secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, qui l’a précédé à Ankara du jeudi 3 au samedi 5 novembre – sont extrêmement limitées, signale M. Bring : « Non seulement, les tribunaux sont indépendants en Suède, mais nous n’avons pas la même définition du terrorisme que la Turquie. » Selon lui, le gouvernement suédois n’a donc aucune possibilité de répondre aux exigences de M. Erdogan.
« Ces listes sont comme des sacs qu’Erdogan remplit de têtes, à la manière des autocrates ottomans. C’est une façon de terroriser les défenseurs des droits de l’homme en Turquie », estime Ragip Zarakolu. L’éditeur ne craint pas d’être renvoyé chez lui : « J’ai obtenu la nationalité suédoise, et la Suède n’extrade pas ses ressortissants. » Il s’inquiète en revanche que cette nouvelle publicité fasse de lui une cible : « Des partisans d’Erdogan ont publié mon adresse sur les réseaux sociaux et menacé de venir me voir la nuit », dit-il.
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Réfugié en Suède depuis 2016, le journaliste Levent Kenez a lui aussi découvert son nom sur une liste. Pourtant, la Cour suprême suédoise a déjà statué sur son cas en décembre 2021 : « Elle a constaté que les accusations de terrorisme étaient infondées et que je faisais simplement mon métier de journaliste. Elle a aussi estimé que je risquais d’être persécuté si j’étais renvoyé en Turquie. » Il est convaincu que la requête d’Ankara n’a aucune chance d’aboutir.
Ancien rédacteur en chef du quotidien en anglais Today’s Zaman, proche du mouvement Gülen, le journaliste Bulent Kenes se montre moins catégorique. Fin 2021, la Turquie a demandé son extradition. En février, il a été convoqué par les services de renseignements suédois pour un interrogatoire. Les conclusions du procureur lui étaient favorables. Mais il s’inquiète du fait que la Cour suprême ne se soit toujours pas prononcée : « Dans le contexte actuel, je ne peux pas être complètement sûr que Stockholm ne va pas céder », affirme-t-il.
Manque de réaction
Ces derniers jours, la pression est encore montée d’un cran : le journal turc Sabah, proche du pouvoir, a publié des photos et des vidéos de plusieurs dissidents turcs exilés en Suède, avec leurs adresses. Bulent Kenes est l’un d’entre eux. « L’article dit que je vis dans le luxe, alors que les photos me montrent au supermarché Lidl à côté de chez moi », raille-t-il. Le journaliste dénonce une tentative d’intimidation, d’autant plus efficace que deux de ses collègues, réfugiés en Suède, ont été agressés.
Ancien chef du bureau de Today’s Zaman, Abdullah Bozkurt a été attaqué, en octobre 2020, devant chez lui, par trois hommes, qui n’ont toujours pas été identifiés par la police. Depuis, le journaliste a déménagé à une adresse tenue secrète. Celle-ci vient d’être publiée dans Sabah, avec des photos de lui, prises récemment en Suède. « On m’a mis une cible sur le dos », s’insurge-t-il.
Le 18 mars, un autre journaliste turc, Ahmet Dönmez, a été agressé dans la rue, près de chez lui, à Tullinge, dans la banlieue de Stockholm, alors que sa fille de 6 ans se trouvait dans sa voiture. Ancien correspondant à Ankara du journalZaman, il avait reçu des menaces dix jours plus tôt. Il s’est réveillé à l’hôpital, avec une hémorragie cérébrale, sans aucun souvenir de l’incident. Pour le moment, l’enquête patine.
Les journalistes turques fustigent le manque de réaction publique des autorités suédoises : « Des agents étrangers circulent sur le territoire et menacent la diaspora, sans que les services de renseignements ne fassent rien », s’agace M. Bozkurt. Pour lui, il s’agit d’une démonstration de force de la Turquie, qui a vu « une fenêtre d’opportunité », pariant sur le fait que la Suède ne réagirait pas, de peur de compromettre encore plus sa candidature à l’OTAN.
La situation paraît insoluble, tant qu’Ankara continue d’exiger des extraditions. Récemment, le nouveau ministre de l’immigration, Tobias Billström, a suscité la polémique en Suède en affirmant que la Turquie était « une démocratie ». Pour Abdullah Bozkurt, « c’est une victoire pour Erdogan, qui se réjouit d’avoir fait plier la Suède ».
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Anne-Françoise Hivert (Malmö, Suède, correspondante régionale)