Photo : LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »
lemonde.fr | Par Benjamin Barthe et Allan Kaval | le 22 novembre 2019
Récit : L’assassinat, en octobre, de la jeune responsable kurde illustre l’extrême violence des miliciens islamistes soutenus par la Turquie.
Ce jour-là, dimanche 13 octobre, le désespoir des Kurdes de Syrie avait un visage. Sur la route du cimetière des « martyrs » de la petite ville de Derik, ils étaient des centaines à se presser en voiture, en camion, à moto, pour rendre un dernier hommage à Havrin Khalaf, jeune responsable politique, assassinée la veille. Située à l’écart de cette localité endormie du nord-est de la Syrie, la nécropole à la gloire des morts du mouvement kurde allait se refermer sur la dépouille, ravagée, de cette femme de 35 ans.
Nous sommes ici dans un paysage vallonné, couleur de miel et de poussière, au cœur de ce Kurdistan imaginaire pour lequel tant de femmes et d’hommes ont péri. Au nord, l’horizon est turc. A l’est, les montagnes sont irakiennes. Ce dimanche d’octobre, le rituel funéraire du mouvement est respecté à la lettre : hymne national kurde, chansons révolutionnaires, salut aux armes, lamentations de vieilles femmes drapées dans leurs voiles, doigts en V, levés en silence en hommage aux combattants tombés…
Mais ces funérailles ne sont pas un enterrement de plus dans une guerre sans fin : elles sont frappées du sceau de l’abomination. Depuis la veille, les images du véhicule de « la martyre Havrin », comme ils l’appellent désormais, tournent en boucle sur les téléphones. On le voit criblé d’impacts de balles, entouré d’une meute d’hommes en armes et en treillis. Tous font partie de groupes pro-Ankara partis quelques jours plus tôt, avec l’armée turque, à l’assaut du Nord-Est syrien, alors fief des Forces démocratiques syriennes (FDS), une force militaire à majorité kurde.
Havrin Khalaf était la principale figure féminine, jeune et progressiste, d’une petite formation politique née dans l’orbite du mouvement kurde, le Parti du futur de la Syrie, portant une vision décentralisatrice pour l’avenir du pays. Ceux qui la connaissent évoquent une personnalité vive, intelligente, et une travailleuse acharnée.
Femme célibataire, sans enfant, elle incarnait l’émancipation des femmes et leur arrivée à des postes de responsabilité voulue et mise en scène par le mouvement kurde. Pour prendre la mesure de l’émotion suscitée par sa mort, il faut revenir à ce samedi 12 octobre. Peu à peu, les témoignages émergent, le scénario se précise…
Un barrage sur l’autoroute M4
Ce matin-là, Havrin Khalaf se trouve à l’intérieur d’un 4 × 4 noir, en route vers le quartier général de son parti, à Aïn Issa, une localité située au nord de Rakka. Un chauffeur de l’organisation est au volant : Ferhad Ramazan.
Tandis que leur véhicule file à travers les steppes du nord de la Syrie, Havrin Khalaf se prépare à poursuivre son travail diplomatique. Sauf que ce trajet, d’ordinaire si paisible, est désormais dangereux. Le temps de la guerre a rattrapé celui de la patience politique.
Cela fait déjà trois jours que les mercenaires au service d’Ankara ont investi le nord-est du pays. Un de leurs détachements a même atteint l’autoroute internationale M4. A sa tête, Abu Hatem Shaqra, le commandant d’Ahrar Al-Charkiya, un groupe syrien d’inspiration salafiste, réputé ultraviolent, connu pour avoir participé aux deux précédentes opérations de l’armée turque en Syrie : « Bouclier de l’Euphrate », entre août 2016 et mars 2017, et « Rameau d’olivier », en janvier 2018, l’assaut contre le canton kurde d’Afrin.
Ces hommes partagent le credo islamiste du pouvoir turc et son aversion viscérale pour tout projet d’autonomie kurde. A Afrin, ils ont été accusés d’avoir pillé et confisqué des propriétés. Ils ont aussi été vus en train de vandaliser un magasin d’alcool et d’entonner des chants djihadistes. Des affrontements les ont même opposés à d’autres groupes rebelles.
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Pareilles violences ne dérangent pas les autorités d’Ankara. En mai 2018, Abu Hatem Shaqra a même été reçu avec plusieurs autres chefs de milices pro-Turcs par le président Recep Tayyip Erdogan en personne, lequel s’est empressé de louer leur « courage » durant la bataille d’Afrin. Le leader turc a besoin de têtes brûlées que la sale besogne n’effraie pas, de serviteurs aveugles de son grand dessein : casser l’emprise kurde sur le Nord syrien, transformer cette zone en protectorat turc de fait.
Ce matin d’octobre, alors qu’Havrin Khalaf et son chauffeur suivent leur route sans se douter du piège en préparation, les miliciens islamistes sont déjà à pied d’œuvre dans la région. Dès l’aube, ils ont dressé un barrage sur l’autoroute M4. Toutes les personnes suspectées d’appartenir au mouvement kurde sont éjectées manu militari de leur véhicule. Un jeune cameraman, Al-Hareth Rabbah, accompagne la milice. Sa mission : filmer l’opération, et diffuser les images à des fins de propagande.
« On a arrêté vivants plusieurs de ces porcs du PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan], sur l’autoroute Hassaké-Manbij », se réjouit un milicien syrien sur une vidéo montrant une file de voitures à l’arrêt. Certains automobilistes résistent. « Quelques-uns ont ouvert le feu, d’autres ont écrasé nos hommes, indiquera par la suite le cameraman au site Internet de France 24. Donc les combattants de la faction les ont neutralisés. » Un euphémisme pour signifier qu’ils ont été tués.
« Barbarie atroce »
Lorsque Havrin Khalaf et son chauffeur aperçoivent le barrage en travers de la route il est déjà trop tard. Ils doivent ralentir et s’arrêter. Les miliciens en treillis leur ordonnent alors de descendre. Comme ils refusent, les miliciens mitraillent le 4 × 4. La vidéo filmée par leur cameraman les montre, massés devant la carcasse criblée de balles. Le corps du conducteur gît à leurs pieds. A cet instant, Havrin Khalaf est encore vivante, probablement recroquevillée à l’arrière. Face à elle, les hommes qui ont forcé la portière. « La femme criait son nom, elle hurlait qui elle était, dans l’espoir de sauver sa peau », a expliqué au Monde une source familière de ce dossier, désireuse de rester anonyme.
Durant l’altercation, elle tente d’appeler sa mère et le téléphone tombe entre les mains de ses agresseurs, ou bien tombe tout court. Quand Suhad Mohamed, 62 ans, décroche, elle entend des voix qui vocifèrent en arabe, sans lui répondre. « Je me suis dit qu’Havrin devait être tombée entre les mains de l’ennemi », a-t-elle raconté à l’agence kurde syrienne North Press. Un peu plus tard, une amie d’Havrin Khalaf, à laquelle la rumeur de l’embuscade est parvenue, essaie de l’appeler sur son téléphone. Un homme décroche et se présente comme un combattant de l’opposition syrienne. Il lui lance : « Vous les Kurdes, vous êtes des traîtres, vous êtes tous des agents du PKK ! » Selon le témoignage recueilli par Amnesty International auprès de cette amie, la voix lui annonce aussi la mort d’Havrin. « Quatre ou cinq combattants ont participé à son assassinat, confirme la source anonyme qui s’est confiée au Monde. C’était un acte de barbarie atroce. » Avant de quitter les lieux, les hommes du groupe Ahrar Al-Charkiya exécutent un autre de leurs prisonniers, abattu à bout portant alors qu’il est allongé au sol, les mains liées dans le dos.
La scène, filmée par le cameraman et diffusée sur Internet, suscite un haut-le-cœur international. Elle ne représente cependant qu’un échantillon des exactions perpétrées, ce jour-là, sur l’autoroute M4. Selon une source des renseignements kurdes, neuf personnes en tout ont été abattues. Les cadavres de quatre d’entre elles sont parvenus dans la petite ville de Derik. Parmi eux, ceux d’Havrin Khalaf et de son chauffeur, découverts un peu à l’écart de l’autoroute par les forces de sécurité kurdes, lorsqu’elles ont repris le contrôle du secteur les armes à la main.
Images de propagande
A Derik, deux personnes sont habituées à laver et à préparer les corps des « martyrs » en vue des obsèques : un homme que tout le monde ici appelle le « camarade Hassan », et une femme, Leïla Mohammed. Cette fois, l’un et l’autre sont saisis d’effroi : le visage d’Havrin Khalaf est enfoncé à l’intérieur du crâne, son scalp est décollé, comme si elle avait été traînée à terre par les cheveux, ses membres sont couverts de contusions, des traces de brûlures sur la peau laissent supposer des coups de feu à bout portant, peut-être pour l’achever.
Depuis cette journée d’octobre, le groupe Ahrar Al-Charkiya a laborieusement tenté de se racheter une conduite. La milice a diffusé une vidéo de ses hommes en train de soigner une combattante kurde blessée. D’autres images de propagande, relayées sur son compte Twitter, montrent des hommes, des prisonniers, affirmant être bien traités.
Selon le gouvernement intérimaire de l’opposition syrienne, installé à Gaziantep, dans le sud de la Turquie, deux miliciens impliqués dans l’exécution filmée font l’objet d’une enquête, en prélude à un éventuel procès devant un tribunal militaire. Etrangement, le communiqué annonçant ces mesures, à en-tête du ministère de la défense des rebelles syriens, est signé par Abu Hatem Shaqra lui-même, le chef de la formation islamiste.
Celui-ci balaie en revanche toute responsabilité dans la mise à mort d’Havrin Khalaf. Contre toute évidence, il martèle que « la dirigeante de l’organisation terroriste PKK », comme il la désigne, n’a pas été lynchée par ses hommes.
Le gouvernement de l’opposition, coquille vide aux ordres du pouvoir turc, n’a rien trouvé à y redire. Les chiens de guerre d’Ankara peuvent continuer à écumer le Nord-Est syrien. Dix jours après la mort de la jeune femme, de nouvelles vidéos montraient certains d’entre eux, membres d’une autre milice, en train de profaner le cadavre d’une combattante kurde et d’en malmener une autre, toujours en vie, avec des cris de jubilation.