Le coprésident du Parti démocratique populaire pro-kurde, Mithat Sancar, au siège du parti à Ankara, le 25 septembre.
ADEM ALTAN / AFP
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Le parquet d’Ankara accuse les anciens dirigeants du parti kurde HDP d’avoir encouragé des manifestations meurtrières en 2014 pour dénoncer l’offensive de l’organisation Etat islamique contre la ville syrienne de Kobané.
Pas à pas, la justice turque poursuit son œuvre d’éradication du deuxième parti d’opposition du pays, le Parti démocratique des peuples (HDP), de gauche et prokurde. Vendredi 25 septembre, le parquet d’Ankara a ordonné l’arrestation de 82 personnes dont le point commun est d’avoir exercé des fonctions de direction au sein du HDP durant l’automne 2014.
Parmi elles, on retrouve des figures de premier plan du mouvement, comme l’ancien député Sirri Süreyya Önder, qui, entre 2013 et 2015, s’est rendu à plusieurs reprises sur l’île-prison d’Imrali (nord-ouest de la Turquie) pour y rencontrer Abdullah Öcalan, le chef emprisonné de la rébellion kurde du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), dans le cadre d’un processus de paix désormais abandonné.
La police a également procédé, sous les huées de la population, à l’arrestation d’Ayhan Bilgen, le maire de Kars (Nord-Est), dernier chef-lieu de département encore aux mains du HDP après une vague d’évictions et de remplacements par des administrateurs judiciaires.
Le ministère public a justifié ce coup de filet en liant les suspects à des incidents violents survenus en 2014 dans le Sud-Est anatolien, majoritairement peuplé de Kurdes. La région était alors sous tension en raison de l’offensive de l’organisation Etat islamique (EI) sur la ville kurde syrienne de Kobané et de l’inaction d’Ankara, renvoyant dos à dos EI et PKK, face à cette opération meurtrière.
Entre le 6 et le 8 octobre 2014, les manifestations de soutien à Kobané ont dégénéré en affrontements avec les forces de sécurité, mais aussi avec les militants d’une formation islamiste locale, le Parti de la cause libre. Plusieurs bilans contradictoires font état de 31 à 54 morts, ainsi que de plusieurs centaines de blessés et d’arrestations.
Dans un communiqué publié vendredi, le parquet d’Ankara accuse les 82 suspects d’avoir « lancé de nombreux appels à la population lui enjoignant de sortir dans la rue et de mener des actions terroristes ».
La décision d’exhumer un dossier vieux de six ans pour justifier ces arrestations a été condamnée par un large spectre de partis politiques et d’organisations de la société civile d’opposition, qui dénoncent un geste politique. Le barreau de Diyarbakir a rappelé, dans un communiqué, qu’une grande partie des personnes actuellement visées par un mandat d’arrêt avaient déjà été interrogées par le parquet après les incidents de 2014.
« Cependant, allant à l’encontre du droit, il a décidé de monter une opération pour arrêter à nouveau les personnes qu’il avait déjà entendues, affirme-t-il. L’objectif de cette opération n’est pas de s’acquitter d’une obligation légale mais d’appliquer une décision politique et arbitraire. »
Özgür Özel, vice-président du principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche), a apporté son soutien aux membres du HDP en interpellant le parquet lors d’une conférence de presse : « Six ans sont passés depuis les événements des 6-8 octobre. Nous voulons savoir quelles sont les nouvelles preuves. A notre connaissance, il n’y en a pas. »
« Les arrestations de ce matin sont un cadeau de mariage au palais présidentiel », a commenté sur Twitter le député CHP Sezgin Tanrikulu, faisant référence à la récente visite du procureur général de la République, Yüksel Kocaman, chargé de l’enquête, au siège du pouvoir. La presse rapporte qu’il est allé saluer le président Recep Tayyip Erdogan avec son nouveau gendre, sitôt le mariage célébré.
Le coprésident du HDP, Mithat Sancar, a quant à lui dénoncé un « génocide politique » visant son parti. « Ce pouvoir mène depuis cinq ans des opérations de génocide politique de manière systématique, a-t-il déclaré en conférence de presse. Ce matin encore, il a frappé la politique démocratique et l’espoir de la démocratie à travers notre parti. » « Notre parti n’est pas responsable des événements des 6-8 octobre, a ajouté M. Sancar. C’est au contraire le gouvernement qui en est responsable en annonçant les attaques de l’EI contre Kobané comme une bonne nouvelle et en préparant le terrain pour la violence. »
En perte de vitesse depuis les élections législatives de juin 2015, qui l’ont contraint de faire alliance avec l’extrême droite nationaliste, le gouvernement islamo-conservateur du président Erdogan a multiplié au cours des dernières années les opérations contre le HDP, et son parti frère, le DBP, implanté dans le sud-est du pays.
A l’automne 2016, le chef de l’Etat a dépossédé le DBP de 95 des 102 municipalités qu’il administrait au motif de collusions avec le PKK, et a remplacé les maires par des administrateurs judiciaires nommés par le ministère de l’intérieur.
Après les municipales de mars 2019, il a bafoué le choix des électeurs dans 47 des 65 villes reprises par le HDP ou le DBP. Une vingtaine de maires, plusieurs députés et les ex-présidents du HDP, Selahattin Demirtas et Figen Yüksekdag, sont sous les verrous.