Ahmet Altan en 2009. Photo Marc Melki. Opale. Leemage
Libération | jeudi 22 février 2018 | Par Quentin Raverdy, Correspondance à Istanbul
Les condamnations d’intellectuels à la prison à perpétuité sont venues souligner la fermeté du régime envers les dissidents. Un recours auprès de la CEDH entretient un léger espoir.
Cinq jours après une salve de condamnations en Turquie, les défenseurs des intellectuels emprisonnés à vie fondent désormais leurs espoirs sur Strasbourg et la Cour européenne des droits de l’homme. «Une décision concernant la violation de leurs droits et une possible demande de libération pourrait tomber prochainement», veut ainsi croire Figen Çalikusu, avocate des frères Altan, emprisonnés depuis plus d’un an et demi et condamnés pour avoir tenté de «renverser l’ordre constitutionnel». En cas de jugement favorable, elle espère ensuite faire appliquer la décision européenne par les tribunaux locaux.
Retour au 16 février, l’une de ses journées ordinaires où se mêlent, en l’espace de quelques heures, toutes les émotions : la prison de Silivri à Istanbul en est le triste théâtre. Les défenseurs de la liberté d’expression exultent tout d’abord à l’annonce de la libération - conditionnelle - de Deniz Yücel, journaliste germano-turc, emprisonné ici depuis plus d’un an pour des accusations d’appartenance à une organisation terroriste. Mais quelques instants plus tard, la douche froide : le 26e tribunal pénal d’Istanbul condamne à la prison à perpétuité incompressible six personnes, parmi lesquelles de grands noms de la sphère médiatique et intellectuelle turque. «En tant qu’avocate, je devrais être choquée par cette décision mais comme je sais qu’on est dans un système où le droit ne s’applique plus, cette décision était attendue», rappelle alors Figen Çalikusu.
Mehmet Altan, 65 ans, a porté toutes les casquettes : journaliste, professeur d’économie et auteur prolifique. Ahmet, de deux ans son aîné, est l’une des plumes les plus reconnues du pays, romancier édité à l’étranger (dont, en France, par Actes Sud, qui a lancé une pétition pour demander sa libération), ce vétéran de la presse turque est passé par les colonnes de grands quotidiens. Il a été rédacteur en chef du journal Taraf, titre fermé, comme plusieurs dizaines d’autres en Turquie, pour avoir été proche du mouvement de l’imam Fethullah Gülen et de ses adeptes, anciens alliés de Recep Tayyip Erdogan, aujourd’hui traqués dans le pays pour avoir fomenté, selon Ankara, la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016.
Putsch.Les bases de l’acte d’accusation des frères Altan étaient pourtant bien maigres : quelques éditoriaux, des articles de presse… Et au milieu de tout cela, l’enregistrement d’une émission de télé, la veille du putsch manqué, durant laquelle les deux hommes, ainsi que la journaliste vedette Nazli Ilicak (passée par les rangs de titres liés aux gülénistes) sont accusés d’avoir envoyé des «messages subliminaux en faveur du coup». Des accusations rejetées en bloc. «Il serait de bon augure pour tout le monde d’arrêter ce voyage à travers les actes illicites, illégaux et anticonstitutionnels», souhaitait ainsi Ahmet, avant le verdict. En vain : le pouvoir se cherche des boucs émissaires, estiment les soutiens de deux intellectuels. «Je pense qu’en Turquie on a laissé s’échapper les gros poissons, les figures de la confrérie Gülen qui vivent aujourd’hui à l’étranger. Les frères Altan et Nazli Ilicak faisaient partie des grands journalistes qui ont travaillé avec des médias proches de Gülen […]. Avec ce verdict extrêmement sévère, le gouvernement avait besoin d’un symbole pour démontrer que sa lutte contre les gülénistes était bien menée», analyse Erol Önderoglu, correspondant de Reporters sans frontières et inlassable témoin des procès marathons qui engorgent les tribunaux turcs.
Purges. Dans une Turquie polarisée politiquement, le sort de ces figures intellectuelles divise profondément. Un maigre espoir semblait poindre en janvier quand la Cour constitutionnelle turque avait ordonné la libération du plus jeune des frères Altan, Mehmet, estimant que son incarcération était une «violation» de ses droits. Avocats et défenseurs des droits de l’homme pensaient alors tenir une décision qui pourrait faire jurisprudence pour les milliers de personnes arrêtées lors des purges post-coup d’Etat. L’espoir a été vite douché. Le même jour, une cour pénale d’Istanbul faisait fi de la décision et maintenait l’intellectuel emprisonné. «Quand ils ont refusé la remise de liberté, on savait que c’était une décision politique, qu’il ne fallait pas attendre de décision indépendante dans ce dossier», rappelle Ergin Cinmen, l’un des avocats des deux frères qui, pour l’heure, seraient en bonne forme, très occupés à écrire depuis leur cellule, affirme-t-on dans leur entourage.
«Blague». A l’étranger, les initiatives se multiplient. Ahmet Altan a notamment reçu mardi le soutien de taille de la romancière turque Asli Erdogan (éditée comme lui par Actes Sud) et elle aussi récemment passée par les prisons turques. «Après le coup d’Etat manqué de juillet 2016, nous sommes les deux premiers écrivains à avoir été arrêtés sur des chefs d’accusation kafkaïens. La prison à vie a été requise contre nous et nous avons cru d’abord que c’était une blague. Nous avons cru qu’ils nous libéreraient après avoir eu la satisfaction de nous avoir maltraités. Ils m’ont relâchée, mais lui, ils l’ont condamné à perpétuité. Sans preuve, sans faits avérés, c’est purement atroce ! dénonce-t-elle. J’appelle tous les écrivains, les éditeurs, les journalistes à être solidaires d’Ahmet Altan et de tous les écrivains, journalistes, jetés en prison ou persécutés.»
Dans un tweet, la ministre française de la Culture, Françoise Nyssen, a exprimé sa «stupeur» face à la condamnation d’Ahmet Altan, «dont le crime consiste à avoir toujours refusé les bâillons sur son esprit critique et sa croyance inébranlable en la démocratie». Celle qui fut son éditrice l’a aussi cité : «Où que vous m’enfermiez, je parcourrai le monde illimité de mon esprit.»