Lemonde.fr | Par Angèle Pierre(Istanbul, correspondance)
Le parti présidentiel a récemment multiplié les gestes de conciliation envers le parti prokurde. Mais l’attentat du 13 novembre à Istanbul et la réponse militaire en Syrie et en Irak sapent la reprise du dialogue avec cette minorité.
A Diyarbakir, la grande ville du sud-est du pays à majorité kurde, les yeux sont rivés sur la frontière avec l’Irak et la Syrie. Le 20 novembre, la Turquie a lancé l’opération militaire « Griffe-Epée », en représailles à l’attentat perpétré dimanche 13 novembre sur l’avenue Istiklal, dans le centre d’Istanbul, qui a fait 6 morts et 81 blessés.
Les premiers raids aériens ont causé la mort de plusieurs dizaines de personnes dans le nord de l’Irak, dans les régions tenues par les combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), et en Syrie, dans celles contrôlées par les Unités de protection du peuple (YPG). « Il n’est pas question que nous nous limitions uniquement à une opération aérienne », déclarait le président Recep Tayyip Erdogan, le 21 novembre, à son retour du Qatar. Le porte-parole du président, Ibrahim Kalin, a réitéré ces propos, lundi 28 novembre, assurant que les forces armées étaient prêtes à intervenir dans le nord de la Syrie « à tout moment ».
Un électorat déterminant
Bien qu’une telle opération nécessite l’aval des Etats-Unis et de la Russie, militairement présents dans la région, les autorités turques maintiennent avec constance depuis le mois de mai leur intention de lancer une nouvelle offensive militaire, la quatrième depuis 2016. Ankara poursuit deux objectifs : élargir la zone tampon existante afin de sécuriser la frontière avec la Syrie, et utiliser le territoire nouvellement conquis pour y renvoyer une partie des 4 millions de réfugiés syriens présents sur le sol turc.
L’annonce d’une intervention extérieure influence très directement les dynamiques internes au jeu politique turc, et notamment la position de l’électorat kurde, dont le vote sera déterminant lors des élections présidentielle et législatives prévues au printemps 2023.
Depuis la reprise des combats dans le sud-est de la Turquie entre les forces armées turques et les combattants du PKK en 2015, plusieurs composantes du mouvement kurde, notamment le Parti démocratique des peuples (HDP, gauche prokurde), ont été méthodiquement marginalisées par le pouvoir. Une dizaine de députés, les deux coprésidents du parti, Selahattin Demirtas et Figen Yüksekdag, ainsi que des milliers de cadres et de militants sont en prison. Des administrateurs nommés par le gouvernement ont remplacé la quasi-totalité des 65 maires démocratiquement élus dans les régions kurdes.
Enfin, une procédure judiciaire lancée en juin 2021 menace le HDP de fermeture. L’évolution du dossier dépendra largement de la stratégie adoptée par les islamo-conservateurs du Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir, en vue des élections du printemps 2023. Les premiers jours de novembre avaient pourtant laissé croire à une embellie. Surtout quand le ministre de la justice, Bekir Bozdag, a rendu visite au groupe parlementaire du HDP dans le cadre des négociations sur la rédaction d’un nouveau projet de constitution.
Plus surprenant encore, Devlet Bahçeli, le chef du Parti d’action nationaliste (MHP, ultranationaliste, en coalition avec l’AKP), qui est habituellement prompt à faire l’amalgame entre le HDP et le PKK, a accueilli la nouvelle avec philosophie, qualifiant la visite de « tout à fait naturelle ». Puis il y a eu des gestes de conciliation. L’ancienne députée du HDP Aysel Tugluk, emprisonnée et atteinte de démence, a été libérée de prison. Selahattin Demirtas, ancien coprésident du HDP emprisonné depuis 2016 à plus de 1 600 kilomètres de chez lui, a été autorisé à rendre visite à son père, victime d’une crise cardiaque à Diyarbakir. Le ministère de la justice a même fait affréter un avion et un hélicoptère pour qu’il puisse s’y rendre dans les plus brefs délais.
Donné au coude-à-coude avec la coalition d’opposition dans les enquêtes d’opinion, le parti présidentiel peut difficilement ignorer le vote kurde. Si les 12 % de voix acquises au HDP venaient à se reporter sur le candidat de l’opposition au second tour, Recep Tayyip Erdogan pourrait perdre l’élection présidentielle, à laquelle il compte se présenter afin de briguer un troisième mandat.
L’attentat du 13 novembre a ravivé les tensions
« L’AKP est dans une situation difficile. Son allié, le MHP, le pousse à privilégier un mode de gouvernance autoritaire. En même temps, le parti ne peut pas faire fi du vote kurde. C’est une situation quasi intenable », analyse Reha Ruhavioglu, directeur du Centre d’études kurdes à Diyarbakir. Selon le chercheur, « l’objectif d’Erdogan, n’est plus tellement de gagner la sympathie des Kurdes. Pour lui, l’essentiel est que cet électorat ne vote pas pour la coalition d’opposition ».
Le ralliement du vote kurde à l’opposition est pourtant loin d’être acquis. La présence au sein de la coalition d’opposition du Bon Parti (Iyi Parti), d’obédience nationaliste, constitue d’emblée une fragilité pour rallier le vote kurde. Sa cheffe de file, Meral Aksener, était ministre de l’intérieur durant la période la plus noire de la répression antikurde dans le Sud-Est durant les années 1990.
Alors que la stratégie de l’AKP vis-à-vis de l’électorat kurde reste encore floue, la désignation immédiate du PKK et de l’YPG comme les commanditaires de l’attentat du 13 novembre, notamment par le ministre de l’intérieur, Süleyman Soylu, a relancé les soupçons d’une crise au sein du pouvoir. Question lancinante de l’histoire de la République turque, la problématique kurde reste une ligne de faille indépassable entre les différents acteurs de la scène politique du pays.
La guerre d’information qui a suivi l’attentat du 13 novembre a surtout relancé les théories du complot. « Il y a des luttes au sein du pouvoir. Un camp souhaite adoucir la politique envers les Kurdes, l’autre s’inscrit dans une politique de refus et de négation de la question kurde qui dure depuis un siècle et qui favorise l’approche militaire. Ce sont des cercles extrêmement puissants », soulignait Mahmut Alinak, avocat et ancien député kurde, dans une émission diffusée le 21 novembre sur le site d’information en ligne Medyascope.
Parmi ceux qui nient la question kurde, l’« Etat profond » (expression désignant des réseaux d’influence informels concentrés au sein des institutions sécuritaires) est connu pour son hostilité au mouvement kurde. « Ils [le gouvernement] ne veulent pas que l’on sache que trois frères de la personne qui a posé la bombe sont morts en combattant dans les rangs de l’[organisation] Etat islamique et qu’un autre frère était un commandant de l’Armée syrienne libre. La motion que nous avons soumise au Parlement pour révéler la vérité sur le massacre a été rejetée par les votes AKP-MHP », s’est indigné Garo Paylan, député du HDP, sur Twitter, le 23 novembre.
« C’est la première fois que la version officielle inspire autant de méfiance auprès de l’opinion publique. Le fait que cela débouche sur une intervention militaire laisse penser que cela a été utilisé comme prétexte », poursuit Reha Ruhavioglu. Il en est certain : « C’est sans doute la voie sécuritaire qui va continuer à être privilégiée dans les prochains mois. »