n groupe de jeunes filles voilées survoltées se déhanche sur des harangues de Recep Tayyip Erdogan rythmées par une musique techno. Le drapeau turc dans une main, celui de l'AKP (Parti de la justice et du développement) frappé de l'ampoule, son symbole, dans l'autre, Ahmet Bulus se laisse emporter par l'euphorie ambiante. "Je suis très heureux. Malgré les manifestations de l'opposition, qui voulait faire croire que le régime était en danger, la Turquie a montré qu'elle souhaitait la continuité", exulte cet étudiant en gestion.
Comme quelques centaines d'autres supporters, il est venu célébrer dans la liesse, dimanche soir 22juillet, devant le siège stambouliote du parti, l'écrasante victoire aux élections législatives des ex-islamistes de l'AKP. Ceux-ci recueillent, selon des résultats encore non officiels, 46,6% des voix, et obtiennent une confortable majorité des sièges au Parlement : 341 sur 550. Un chiffre renforcé par la forte mobilisation des électeurs, la participation dépassant les 80%.
Le score de l'AKP sonne comme un plébiscite pour Recep Tayyip Erdogan. Le premier ministre avait mis dans la balance, mardi, son retrait de la vie politique en cas de défaite.
Mais dimanche soir, à Ankara, devant quelques milliers de fidèles scandant "La Turquie est fière de toi !", M. Erdogan pouvait savourer son triomphe. "C'est votre démocratie qui est sortie renforcée, a-t-il lancé. Ces résultats font porter encore plus de responsabilités sur nos épaules. Nous allons continuer à travailler pour atteindre notre objectif: une Turquie puissante et prospère. Et l'adhésion à l'Union européenne."
Jamais un parti sortant n'avait été réélu avec une telle marge sur ses adversaires. Le score de l'AKP, en hausse de 13 points par rapport à 2002, progresse dans toutes les régions, de la très laïque Izmir aux confins du Sud-Est. Sa base électorale, populaire et conservatrice, s'est considérablement élargie. Les milieux d'affaires ou encore les communautés chrétiennes ont soutenu à mots couverts le parti sortant.
"C'est la première fois que des chrétiens votent pour des soi-disant islamistes", note Raffi Hermonn, vice-président de l'association des droits de l'homme et d'origine arménienne, qui veut désormais croire à une normalisation des rapports entre les minorités non-musulmanes et l'Etat.
"C'est une grande victoire pour l'AKP, analyse Ahmet Insel, professeur à l'université Galatasaray. Elle est pour moitié de leur fait: ils ont réussi à attirer des sociaux-démocrates et des gens du centre-droit. Et pour moitié du fait de l'échec de la stratégie de déstabilisation menée par les militaires et la bureaucratie pour créer un sentiment de peur et coaguler les votes autour du CHP. Ces résultats montrent qu'il y a en Turquie un réflexe démocratique, car c'est le parti le plus proche des positions civiles qui a gagné."
"L'ARMÉE N'OSERA PLUS INTERVENIR"
De son côté, le camp kémaliste, qui nourrissait de grands espoirs, est déconfit. Le CHP (Parti républicain du peuple), parti de l'appareil étatique fondé par Mustafa Kemal, n'est pas parvenu à rassembler au-delà de son électorat traditionnel, avec 20,85 % des voix. Et les manifestations antigouvernementales qui ont germé au printemps dans les grandes villes turques ne semblent pas avoir eu d'effet dans les urnes, signe que les électeurs n'ont pas jugé sérieuses les craintes d'une islamisation du pays et d'une remise en cause de la laïcité par le parti au pouvoir.
"Il faut avouer que c'est presque la Berezina, admet Bedri Baykam, écrivain et militant pugnace du CHP. Nous n'avons pas réussi à surmonter le facteur Deniz Baykal [le leader du CHP]. Ce parti est géré comme un parti fasciste : comment peut-il convaincre qu'il est pour la démocratie s'il ne l'applique pas dans ses propres rangs ?" Chez ses partisans démobilisés, Deniz Baykal affrontait, dès dimanche soir, des appels à la démission.
La troisième force du prochain Parlement sera l'extrême droite ultranationaliste du MHP, les "Loups gris", qui a mené campagne pour le rétablissement de la peine de mort et l'arrêt des négociations d'adhésion à l'Union européenne. Avec 14,3% des voix, ils doublent quasiment leur score de 2002 et envoient 70 députés au Parlement. Ils y côtoieront leurs ennemis jurés, les pro-Kurdes du Parti pour une société démocratique (DTP), qu'ils jugent liés aux rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, séparatiste).
ans son fief du sud-est de la Turquie, à majorité kurde, le DTP a presque rivalisé avec l'AKP et a pu faire élire au total 24 députés, qui se présentaient comme "indépendants". Aux élections précédentes, le mouvement kurde n'avait pas réussi à franchir le seuil de 10% des voix permettant d'être représenté au Parlement. Et les quatre représentants élus en 1991, parmi lesquels l'avocate Leyla Zana, avaient terminé leur mandat en prison.
"Pour nous, c'est une revanche", a commenté Ahmet Türk, l'un des chefs du parti, lui-même élu. La forte polarisation des suffrages – les trois premiers partis totalisent 82% des suffrages – a exclu du jeu plusieurs petites formations. Mehmet Agar, président du Parti démocrate (centre droit) crédité de 5,4%, a démissionné dès l'annonce des résultats.
Assis sur une majorité parlementaire forte, Recep Tayyip Erdogan n'a toutefois pas atteint le cap des deux tiers (367) des sièges au Parlement qui lui aurait permis de pouvoir réformer la Constitution et surtout de faire élire seul son candidat à la présidence de la République. Le nouveau Parlement devra se prononcer sur cette question dans les prochaines semaines. Dimanche soir, devant le siège de l'AKP, on entonnait: "Cankaya est à Gül et le restera !" Le palais présidentiel, bastion kémaliste, est la dernière conquête en vue pour les islamo-conservateurs qui souhaitent y envoyer Abdullah Gül.
L'élection du "frère" et bras droit de M. Erdogan avait été torpillée, en avril, par l'opposition et par les militaires. Faute d'une majorité suffisante, l'AKP devra donc faire des compromis sur le nom du candidat, sous peine de replonger dans une crise à l'issue incertaine. A moins d'une alliance de circonstances avec les "indépendants". "En tout cas, l'armée n'osera plus intervenir, se persuade Ertugrul, un jeune supporteur de l'AKP, en écrasant son klaxon. L'armée c'est le peuple. Et aujourd'hui, le peuple, c'est nous ! "