Libération - jeudi 19 mai 2005
Par Marc SEMO - Diyarbakir (Turquie) envoyé spécial
Les murs sont en ruine mais la belle cour intérieure de pierre noire rappelle les splendeurs passées d'une demeure patricienne. Dans deux petites pièces du rez-de-chaussée s'entassent Cemil Duman, sa femme et ses quatre enfants, son frère et sa belle-soeur avec leur progéniture, ainsi que les parents. «Nous sommes enfermés dans la non-vie», soupire le jeune homme, dont le salaire de cuisinier intérimaire reste le seul revenu de toute la famille.Bijoux. Ils végètent là depuis douze ans, après avoir été chassés de leur village par l'armée. La «sale guerre» entre l'Etat et les rebelles turcs kurdes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, indépendantiste) d'Abdullah ÷calan, qui a fait, entre 1984 et 1999, plus de 36 000 morts, est peu ou prou finie. Mais des centaines de milliers de «réfugiés de l'intérieur» n'ont toujours pas pu rentrer chez eux. Sans travail et ne bénéficiant d'aucune aide publique, ils survivent au jour le jour dans les villes du Sud-Est anatolien, peuplé en majorité de Kurdes, et notamment sa capitale, Diyarbakir, dont la population a triplé.
Année après année, ces déplacés ont vendu pour survivre les quelques biens - notamment les bijoux - qu'ils avaient pu emporter dans leur exode précipité. Les familles se délitent et la petite délinquance explose. «Avant, nous craignions la violence de l'Etat ; maintenant, c'est celle de la rue qui nous fait de plus en plus peur», s'inquiète Mahmoud Kaya, ex-président de l'ordre des médecins de Diyarbakir. Travaillant aussi dans un dispensaire de quartier, il est quotidiennement confronté aux effets ravageurs de la drogue - colle ou solvants de peinture - sur les enfants des rues. «Nous estimons leur nombre à 20 000 rien qu'à Diyarbakir. La moitié travaillent comme petits vendeurs ou cireurs de chaussures ; les autres sont complètement livrés à eux-mêmes», affirme Ali Ackingi, d'une association de défense des droits de l'homme. Des pères vendent un de leurs gosses à des gangs opérant à Istanbul ou dans les grands sites touristiques de l'Ouest, qui les utilisent pour le vol à la tire. «La famille reçoit du chef de la bande entre 50 et 100 euros par mois», souligne un fonctionnaire de la mairie.
Liberticide. L'histoire des Duman est celle de milliers d'autres familles. «Nous avions cinq vaches, deux taureaux, trente brebis et 70 hectares de bonne terre, mais l'armée nous a laissé à peine une heure et demie pour quitter le village avant de l'incendier»,