Les partisans du Parti républicain du peuple (CHP) venus soutenir, le 22 avril, leur leader, Kemal Kilicdaroglu, aggressé par une foule hostile la veille à Ankara.
ADEM ALTAN / AFP
Lemonde.fr | Par Marie Jégo
Signe de la violence du climat politique en Turquie, Kemal Kilicdaroglu, le secrétaire général du parti d’opposition CHP, a été agressé par une foule hostile à Ankara.
Acte prémédité ou manifestation de la haine ordinaire ? Il s’en est fallu de peu pour que Kemal Kilicdaroglu, le secrétaire général du Parti républicain du peuple (CHP), le dirigeant du plus vieux parti de Turquie, ne se fasse lyncher par une foule hostile, dimanche 21 avril à Ankara.
Venu assister aux funérailles d’un soldat turc tué lors d’un accrochage avec des séparatistes kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), M. Kilicdaroglu a été violemment pris à partie à coups de pierres et de poings par une meute d’hommes en colère qui s’est jetée sur lui juste avant la prière mortuaire prévue dans la localité de Cubuk Akkuzulu, à Ankara.
Sorti indemne de ce déferlement de haine, le chef de l’opposition kémaliste a dénoncé « une tentative de lynchage préméditée », affirmant notamment que des bâtons avaient été distribués aux assaillants pendant les échauffourées. « Tout a été planifié à l’avance », a-t-il dénoncé lors d’une conférence de presse organisée lundi au siège du CHP, à Ankara.
Des vidéos de la scène postées sur les réseaux sociaux montrent M. Kiliçdaroglu, 70 ans, prendre deux coups-de-poing en plein visage alors que ses gardes du corps tentent de le protéger. In extremis, il est conduit vers une maison voisine. Mais la foule cerne bientôt la modeste demeure. Des pierres sont jetées. Un cri retentit : « Il faut brûler la maison ! »
Des hommes tentent d’approcher de la porte d’entrée. Les policiers, impuissants, font des moulinets avec leurs bras pour les en dissuader. Hulusi Akar, le ministre de la défense, est là qui tente de calmer la meute en colère. « Mes amis ! Vous avez exprimé votre protestation, maintenant vous devez vous éloigner ! » Rien n’y fait. En danger, Kemal Kiliçdaroglu ne devra son salut qu’à l’arrivée d’un véhicule blindé de transport de troupes dépêché sur les lieux pour l’exfiltrer.
Son agression illustre la violence du climat politique en Turquie, où le discours de haine culmine depuis les élections municipales du 31 mars, quand le CHP, allié au Bon Parti (droite nationaliste) et au parti de la démocratie des peuples (HDP, prokurde) a remporté plusieurs grandes villes, dont Ankara et Istanbul, fiefs de l’AKP, le parti de la justice et du développement du président (islamo-conservateur), depuis vingt-cinq ans.
L’AKP conteste sa défaite à Istanbul et demande l’annulation du scrutin. La tension est à son comble ces jours-ci, alors que le verdict de la commission électorale est attendu sur la tenue ou non d’un nouveau vote.
Familiers du discours de haine, les médias progouvernementaux décrivent à l’envi les leaders de l’opposition comme des « terroristes » à la solde du PKK, considéré comme terroriste et en guerre contre l’Etat turc depuis plus de trente-cinq ans.
Leur raisonnement est simple. Le CHP est complice du terrorisme parce qu’il s’est allié au parti HDP prokurde, perçu par l’AKP au pouvoir comme une émanation du PKK. Pourtant le HDP est une formation parfaitement légale, la troisième force politique du Parlement avec 56 députés.
Un discours de haine en accès libre sur toutes les chaînes
Toute la campagne électorale pour les municipales était axée sur le thème « opposition = terroristes ». Le discours de haine était en accès libre sur toutes les chaînes. Un présentateur de la chaîne progouvernementale Akit TV est même allé jusqu’à suggérer de « pendre » Kemal Kiliçdaroglu, sans que ses propos ait été sanctionnés par l’autorité de surveillance de l’audiovisuel.
La veille des funérailles, le quotidien Günes, proche du pouvoir, est revenu à la charge en publiant une photographie d’Ekrem Imamoglu, le nouveau maire CHP d’Istanbul, accolée à celles de quatre soldats turcs tués par le PKK à Hakkari (sud-est) avec ce titre : « Tu es content ? »
L’agression de M. Kiliçdaroglu a choqué une large partie de l’opinion publique, à en juger par le succès du mot dièse #kiliçdarogluyalnizdegildir (#kiliçdaroglunestpas seul). Une enquête judiciaire a été ouverte et six suspects ont été interpellés, dont un adhérent de l’AKP.
Les autorités tentent de minimiser les faits, qu’elles décrivent comme une forme d’expression de la volonté populaire dans laquelle Kiliçdaroglu a sa part de responsabilités. « Si le dirigeant du parti d’Atatürk est confronté à une réaction de rejet de la part des citoyens à l’enterrement d’un soldat à Ankara, il doit faire preuve d’humilité et se poser des questions », a estimé Fahrettin Altun, le directeur de la communication de la présidence turque, au lendemain des funérailles violentes.
Marie Jégo (Istanbul, correspondante)