Selahattin DEMIRTAS
Lemonde.fr | Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Incarcéré depuis dix-neuf mois pour ses discours, le charismatique opposant kurde Selahattin Demirtas fait campagne depuis sa cellule. Comme l’actuel chef de l’Etat Erdogan, emprisonné en 1999.
Incarcéré depuis 2016, visé par 102 enquêtes judicaires, le leader kurde Selahattin Demirtas est candidat à la présidentielle du 24 juin en Turquie. C’est officiel, il portera les couleurs de son Parti de la démocratie des peuples (HDP, pro-kurde), qui reste la deuxième force d’opposition au Parlement malgré l’emprisonnement de 9 de ses 59 députés.
Mais alors que tous les autres candidats galvanisent les foules de meeting en meeting, lui fait campagne entre les murs de sa cellule, à la prison de haute sécurité d’Edirne, située à la frontière avec la Grèce, très loin (1 685 km) de Diyarbakir, sa ville natale.
Ses seuls liens avec l’extérieur sont ses avocats, à qui il peut faire passer des messages, et son compte Twitter, alimenté par ses camarades du HDP selon ses instructions. « Comparé aux autres candidats, je suis le plus désavantagé », dit-il à l’occasion des rares interviews publiées par la presse d’opposition.
Dix-neuf mois de détention n’ont pas altéré son sens de l’humour. Comme des milliers d’intellectuels, le jeune politicien, 45 ans, avocat de formation, est poursuivi pour « insulte » au président Recep Tayyip Erdogan. Trente et une autres charges pèsent sur lui. La justice lui reproche les discours qu’il a prononcés ; l’accusation requiert 142 années de réclusion.
Jeudi 17 mai, Selahattin Demirtas était convoqué pour « insulte » devant la 38e chambre pénale du tribunal de Bakirköy à Istanbul. La veille de sa comparution, il a écrit au juge pour lui dire qu’il ne viendrait pas, étant « trop pris par sa campagne électorale ». L’audience a été reportée au 5 décembre. Le lendemain, le leader kurde ironisait sur son compte Twitter : « Et dire que je suis ici dans ma cellule en train de siroter mon thé pendant que les autres candidats se fatiguent à courir d’un endroit à l’autre. Cela me gêne de les voir se démener, les pauvres, pendant que moi je suis assis tranquillement, les jambes croisées, à boire du thé. C’est une telle injustice que je leur demande pardon. »
Les ténors de l’opposition réclament sa libération, en vain. « Demirtas est présumé innocent tant qu’il n’a pas été condamné. Une fois sa candidature reconnue officiellement, il doit pouvoir faire campagne comme n’importe lequel d’entre nous », a déclaré Meral Aksener, chef de file du Bon Parti (centre droit) et candidate à la présidentielle. Même son de cloche chez le président du Parti de la Félicité (islam politique), Temel Karamollaoglu, lui aussi candidat, qui qualifie sa détention d’« absurde ». Muharrem Ince, en lice pour le Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche), lui a rendu visite le 9 mai à la prison d’Edirne.
Demirtas lui confie alors : « Dis aux autres candidats que chacun à tour de rôle devrait passer au moins une semaine en prison pour que cette élection soit vraiment juste. » Reçu quelques jours plus tard par le président Erdogan au palais de Bestepe à Ankara, Muharrem Ince lui transmet le message. « Pour ma part, c’est déjà fait », rétorque alors le numéro un. Une allusion à son séjour à la prison de Pinarhisar (ouest de la Turquie), du 26 mars au 24 juillet 1999. 120 jours d’incarcération pour avoir déclamé en public un poème jugé subversif.
Il est alors déchu de son mandat de maire d’Istanbul et privé « à vie » de ses droits politiques. Le début de la fin ? Tout le contraire. Son séjour derrière les barreaux va servir de tremplin à sa fulgurante carrière. C’est en prison qu’il peaufine sa stratégie future et, surtout, qu’il se forge une aura de « martyr » de la liberté d’expression. Il est assisté dans l’épreuve par ses nombreux partisans et par l’administration pénitentiaire, qui lui facilite la vie.
Pour commencer, il choisit Pinarhisar, un établissement situé à deux heures de route d’Istanbul, sa ville natale. Comme ses proches s’inquiètent pour sa sécurité – la rumeur circule d’un assassinat commandité –, ils lui trouvent un « protecteur », Hasan Yesildag, un ancien repris de justice qui est aussi le frère d’un conseiller municipal d’Istanbul rompu à l’islam politique.
Le protecteur « parvient à se faire incarcérer pour un chèque sans provision quelques jours avant l’arrivée d’Erdogan, temps qu’il met à profit pour aménager la geôle en y ajoutant tapis, papiers peints, meubles et même un chauffe-eau », écrivent Nicolas Cheviron et Jean-François Pérouse dans une biographie du leader turc (Erdogan, nouveau père de la Turquie ?, éditions François Bourin, février 2016). Selon Huseyin Besli et Omer Özbay, ses biographes turcs, le Reïs (chef) ne loupe pas un match de foot à la télévision depuis sa cellule, tandis que gardiens et détenus n’ont qu’à bien se tenir. « Pas de fumée de cigarettes, pas de jambes croisées, il faut du respect », prévient le protecteur.
Aux abords de la prison, le flot des visiteurs est si dense qu’il faut ouvrir à la hâte une permanence dans une station-service toute proche. La popularité croît, la paranoïa aussi. Hantés par la rumeur persistante d’un assassinat planifié, ses proches réclament qu’un verrou soit posé à l’intérieur de sa cellule. L’administration pénitentiaire s’exécute.
Selahattin Demirtas est loin de jouir des mêmes privilèges. Il ne veut pas de verrou intérieur, juste quelques jours de liberté partagés avec ses électeurs. Obtiendra-t-il gain de cause ? Le libérer avant les élections du 24 juin (législatives et présidentielle) pourrait donner des points supplémentaires à l’opposition. Tribun hors pair, doté d’un solide sens de la repartie, le candidat Demirtas sait séduire. Le maintenir en prison, c’est risquer de faire de lui un « martyr » de la liberté d’expression, un Mandela kurde.