Adem ALTAN / AFP
Lemonde.fr | Nicolas Bourcier, Angèle Pierre
Dans la majorité comme dans l’opposition, à gauche comme à droite, les nationalistes se sont imposés comme partenaires incontournables et sont parvenus à faire glisser le spectre politique vers des discours de plus en plus polarisants.
Devlet Bahçeli peut savourer, en connaisseur, le travail accompli. A 75 ans, le leader du Parti d’action nationaliste (MHP), la plus grande formation politique d’extrême droite turque, vient d’ouvrir symboliquement en tant que doyen, lundi 22 mai, la nouvelle session de l’Assemblée nationale. Il en est même le président jusqu’à l’élection qui désignera le futur occupant du perchoir, prévue dans les prochains jours. Ce pourrait être un poste sur mesure pour ce vétéran des « Loups gris » et de la cause nationaliste. Le Parlement issu des législatives du 14 mai forme l’hémicycle le plus nationaliste et l’un des plus à droite de l’histoire centenaire de la République turque. Jamais, depuis sa fondation, en 1923, elle n’a compté autant de parlementaires nationalistes et islamistes.
Deux tiers des représentants du peuple appartiennent à des partis de droite : la formation au pouvoir, le Parti de la justice et du développement (AKP) du président Recep Tayyip Erdogan, allié au MHP et à deux autres partis, Le Bon Parti, membre de l’opposition et dirigé par la très nationaliste Meral Aksener, ministre de l’intérieur dans les années 1990, durant la période la plus noire de la répression antikurde dans le Sud-Est, et le Parti de l’avenir de l’ancien premier ministre Ahmet Davutoglu.
Comme l’a souligné le journaliste Mehmet Altan, les valeurs de gauche ou de la social-démocratie sont désormais moins représentées au Parlement qu’elles ne l’ont été durant des décennies. Même l’AKP du président sortant a souffert de cette poussée vers la droite de l’échiquier politique. Le parti a fini avec 35,5 %, soit 7 points de moins que lors des législatives de 2018, l’un de ses pires scores depuis sa création, en 2001.
Le détail du vote fait apparaître que la formation d’Erdogan a perdu une partie importante de ses électeurs au profit du MHP. Les électeurs du Bon Parti ont, eux, été un certain nombre aussi à voter à la présidentielle pour l’ancien membre du MHP Sinan Ogan, candidat surprise arrivé en troisième position, avec 5,2 % des voix, qui vient d’appeler, lundi, ses électeurs à voter pour le chef de l’Etat au second tour.
Pour Halil Karaveli, auteur d’un ouvrage intitulé Why Turkey Is Authoritarian : From Atatürk to Erdogan (« pourquoi la Turquie est-elle autoritaire, d’Atatürk à Erdogan », Pluto Press, non traduit), c’est tout le centre de gravité de la politique turque qui « se situe désormais autour d’un large consensus nationaliste qui domine les débats et transcende les coalitions ». Il s’agit aussi, comme l’écrit Dorothée Schmid, spécialiste de la Turquie à l’Institut français des relations internationales, d’une consolidation d’« un nationalisme ordinaire qui rassure l’électorat turc » dans un moment de crises multiples, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières.
« Même si la droite a toujours été dominante, et même si le nationalisme a toujours été sa force la plus importante, ce qui est nouveau, c’est le fait que ce nationalisme est en train d’englober toutes les classes et toutes les idéologies, qu’elles soient de droite ou de gauche, qu’elles soient laïques ou religieuses », précise M. Karaveli. Le spectre s’étend du désormais « classique » MHP à la droite kémaliste et à la gauche nationaliste, ceux que l’on appelle les Ulusalcilar (nationalistes laïcs et républicains, proches du souverainisme), représentés notamment par Muharrem Ince, candidat d’opposition du Parti républicain du peuple (CHP) en 2018 et éphémère candidat à l’actuelle présidentielle.
Nezih Onur Kuru, politologue à l’université Koç d’Istanbul, parle, lui, d’une « hégémonie nationaliste », qui pourrait s’apparenter à un « régime nationaliste populiste » contrôlant la Turquie, tant l’idéologie de droite a pénétré en profondeur les sédiments de la société turque. Présentes dans les deux coalitions politiques qui s’affrontent aux élections, les formations nationalistes ont su tirer les blocs vers leurs extrêmes, malgré leurs querelles et divisions.
D’un côté, le président doit sa majorité parlementaire au MHP. De l’autre, la coalition de l’opposition emmenée par Kemal Kiliçdaroglu doit sa présence au second tour au Bon Parti. Sans oublier le troisième bloc nationaliste rallié derrière Sinan Ogan, qui a su récolter le vote protestataire. Ils sont présents partout, majoritaires nulle part, mais indispensables à toute coalition gouvernementale. Les Kurdes, longtemps considérés comme les faiseurs de rois d’une élection, ont cédé la place aux nationalistes. Le virage très à droite et le discours anti-réfugiés syriens du candidat de l’opposition entre les deux tours trahit une prise de conscience tardive du poids des électeurs nationalistes.
Le nationalisme se décline désormais en fonction de sa proximité envers l’islam et de son degré d’attachement aux principes kémalistes républicains. « L’extrême droite turque n’est pas séculière, rappelle M. Karaveli, elle a toujours été alignée sur une position islamo-conservatrice, excepté dans les années 1940. Aussi, l’extrême droite n’est qu’un des deux composants majeurs de ce nationalisme montant, l’autre étant le nationalisme de la gauche. »
Le nationalisme peut également prendre des formes réactionnaires, comme l’incarne le Parti de la victoire très antimigrants, d’Ümit Özdag, allié de Sinan Ogan à la présidentielle, et qui devrait, lui, plutôt soutenir le candidat de l’opposition Kemal Kiliçdaroglu. « Avant, seul le MHP incarnait cette sensibilité. On voit aujourd’hui que les acteurs se sont multipliés et représentent désormais 25 % de l’électorat », analyse l’universitaire et politiste, Güven Gürkan Öztan.
De fait, les résultats du 14 mai consacrent le triomphe d’un courant politique, incarné par le MHP, qui donnait des signes d’essoufflement durant les premières années d’Erdogan. Organisés dans les années 1970, sous forme de groupes paramilitaires violemment anticommunistes et nationalistes, les « Loups gris », supplétifs dans la lutte contre la guérilla kurde dans les années qui ont suivi le coup d’Etat militaire de 1980, perdent en influence avec l’arrivée de l’AKP en 2002. Et ce jusqu’au tournant de 2015, date à laquelle le parti prokurde de gauche, le Parti démocratique des peuples (HDP), entre au Parlement avec 13 % des voix. L’AKP perd alors et pour la première fois sa majorité. C’est la volte-face. Erdogan est convaincu qu’il ne peut plus gagner avec les Kurdes. L’échec du processus de paix kurde est consommé, et il se tourne vers les nationalistes. « Erdogan s’est aligné sur la position des nationalistes de droite, et l’a ainsi légitimée », explique M. Karaveli.
« En s’associant à l’AKP, le MHP s’est adouci face à l’islam. Cette coalition est finalement assez proche de la “synthèse turco-islamique” [issue du coup d’Etat de 1980]. Le MHP a cessé de se présenter comme une alternative à l’islam politique, poursuit M. Öztan. [A l’inverse], l’AKP est devenu de plus en plus nationaliste depuis 2015. Son électorat s’est vu “inoculer” les idées nationalistes. La période du processus de paix avec les Kurdes [2003-2015] et la tentative de coup d’Etat de 2016 ont fonctionné comme des accélérateurs. »
Dans le paysage politique actuel, la présence de la formation kurde islamiste Hüda Par (Parti de la cause libre) dans la coalition progouvernementale et le soutien du Parti de gauche verte (YSP, prokurde, prête-nom du HDP) à Kemal Kiliçdaroglu sont des sujets de crispation pour les nationalistes de tous bords. Le Bon Parti, lui, n’a pas réussi son pari de les rassembler dans un parti recentré. Une partie de l’électorat nationaliste adopte donc des comportements électoraux moins prévisibles que par le passé. « C’est le résultat d’une politique néolibérale qui vide les institutions et les partis de leur substance, dont nous commençons à peine à constater les effets », assure M. Öztan.
« A mon sens, ce ne sont pas les étrangers qui vont pâtir le plus [de cette nouvelle donne], mais les minorités qui vivent en Turquie, notamment les Kurdes. On risque d’assister au développement d’un discours encore plus polarisant », estime Kemal Can, analyste politique et chroniqueur sur la chaîne d’information Medyascope. « Il est possible que l’on assiste à un glissement de la pratique du pouvoir vers plus d’autoritarisme, avance aussi M. Öztan, l’inconnue restant la réaction de la société civile. »
Dans ce contexte, le slogan « local et national » ( « yerli ve milli ») répété à l’envi par les membres du gouvernement résume en peu de mots un programme politique d’autonomisation du pays dans le prolongement des idéaux nationalistes. En phase avec un sentiment désormais largement partagé.