Un quartier en reconstruction à Diyarbakir, dans le sud-est de la Turquie, le 1er septembre 2022.
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Lemonde.fr | Par Nicolas Bourcier(envoyé spécial à Diyarbakir (Turquie))
A cinq mois des scrutins législatifs et présidentielle, le pouvoir veut dissoudre le Parti démocratique des peuples. En dépit de cette menace, la formation de gauche prokurde, soutenue par 6 millions d’électeurs, reste un parti influent.
A Diyarbakir, dans le sud-est de la Turquie, la peur a un visage. Le désespoir aussi. Les petits commerçants de la rue de la Paix, qui porte bien mal son nom, ont appris depuis longtemps à tourner le dos aux hauts et longs murs surmontés de barbelés et de sacs de sable qui leur font face. Les miradors sont aujourd’hui vides, l’imposante porte métallique close. La tristement célèbre prison numéro 5 a fermé définitivement ses portes, il y a deux mois, sur décision du ministère de la justice. Les 300 derniers prisonniers ont quitté leurs cellules. Le silence s’est installé.
Durant près d’un demi-siècle, ce centre carcéral, planté en bordure du gigantesque et populaire quartier de Baglar, représenta la face sombre et insoutenable du régime répressif mis en place dans les années 1980 et 1990 par les autorités turques. La torture y fut systématique durant les premières années. Les morts et les traumatismes nombreux. Autant de taches indélébiles, incrustées au plus profond de cette ancienne capitale du mouvement kurde par près de quatre décennies de guérilla et de luttes politiques, de violences et de répression.
Le pénitencier de Diyarbakir, inauguré quelques jours à peine avant le coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980, a été désigné bien des années plus tard par le quotidien britannique The Times comme étant l’une des dix pires prisons au monde. C’est ici, dit-on, que les cadres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), fondé en 1978, auraient nourri leur argumentaire avec les récits des détenus, pour basculer dans la lutte armée contre le pouvoir central d’Ankara. Ici qu’ont été forgées les méthodes des geôliers, reprises par d’autres prisons à travers le pays tout entier.
Ils sont une petite centaine, en ce début janvier, à manifester devant l’entrée de l’édifice. Epais manteaux et cheveux grisonnants, ils se sont rassemblés dans le calme et la dignité pour exiger des autorités que le lieu soit transformé en un musée de la mémoire et de la honte. « Nous voulons aider à retracer les lieux, les cellules de chaque personne qui a été tuée et torturée », souffle Nuri Sinir, ex-détenu.
Altan Tan, à ses côtés, est venu en mémoire de son père, torturé et décédé un 14 juillet 1982, ici même. Intellectuel kurde, islamiste et ancien député du Parti démocratique des peuples (HDP, gauche prokurde), critique aussi intraitable du PKK que du gouvernement du président turc, Recep Tayyip Erdogan, il n’oublie pas ce qui, pour lui, représente le symbole traumatique le plus important de l’histoire kurde de la fin du XXe siècle, le reflet persistant de la brutalité et de l’injustice à l’égard des siens.
« La fermeture de la prison par Erdogan est un acte important mais aussi éminemment politique, à quelques mois d’élections décisives, dit-il. Lui et sa formation, le Parti de la justice et du développement [AKP, islamo-conservateur] sont en position difficile et donc prêts à tout pour gagner quelques voix. Mais le vote kurde ne se laissera pas acheter aussi facilement, pas après tout ce que nous avons subi ces dernières années. »
Depuis la reprise des combats dans le sud-est de la Turquie entre les forces armées turques et le PKK, en 2015, et l’alliance de l’AKP et des ultranationalistes du Parti d’action nationaliste (MHP) qui s’ensuivit, la coalition gouvernementale n’a eu de cesse de marginaliser et de criminaliser le mouvement politique kurde et ses avatars.
Les deux coprésidents du HDP, Selahattin Demirtas et Figen Yüksekdag, une dizaine de députés ainsi que 6 000 cadres ou membres du parti sont en prison. Près de 15 000 adhérents font l’objet d’une procédure judiciaire. Des administrateurs nommés par le pouvoir, appelés kayyum en turc, ont remplacé la quasi-totalité des 65 maires démocratiquement élus dans les régions kurdes. Seuls cinq sont encore en poste et une vingtaine d’entre eux ont été condamnés à des peines qui, additionnées, dépassent plusieurs centaines d’années de prison.
En juin 2021, une action judiciaire a été lancée par le procureur général de la République turque contre le HDP, affirmant que le parti était lié « de façon organique au terrorisme », sous-entendu au PKK, une accusation rejetée par les dirigeants de la formation. Quatre cent cinquante et une personnalités politiques membres, ou anciennement proches du parti, sont également visées par la procédure dont le verdict pourrait survenir ce mardi 10 janvier.
Anticipant une probable suspension ou fermeture, la Cour constitutionnelle a décidé, dès jeudi, de priver la formation de ses aides publiques. L’Etat devait accorder 539 millions de livres turques (27 millions d’euros) au HDP cette année, dont un tiers avant ce 10 janvier. Pour mémoire, huit partis prokurdes ont été interdits ou se sont autodissous avant leur suspension depuis 1990.
« Les gens sont fatigués, mais une nouvelle fermeture ne fera que renforcer le vote kurde, comme cela s’est produit quasiment à chaque fois dans le passé », assure Altan Tan. Avec près de 12 % des suffrages aux dernières législatives de 2018 et près de 6 millions de voix, le HDP s’est hissé malgré tout au rang de potentiel « faiseur de rois » de l’élection présidentielle, prévue avant la mi-juin.
« La conscience politique de l’électorat est particulièrement forte et cela se répercutera dans les urnes, affirme Mesut Azizoglu, président du centre de recherches sociales Ditam. Erdogan sait qu’il ne peut pas avoir le soutien des Kurdes aujourd’hui, la seule chose qu’il vise, c’est qu’une partie d’entre eux s’abstienne ou se divise face au candidat de l’opposition. »
Dans une région où deux tiers des Kurdes votent pour le HDP, les consignes électorales données par la direction du parti ont toujours été suivies quasi religieusement. D’après les dernières données de l’institut de sondage Rawest, entre 80 % et 90 % des électeurs kurdes affirment qu’ils feront ce que les leaders du mouvement préconiseront. Les 10 % à 20 % restants se partagent entre l’abstention et le Parti républicain du peuple (CHP), la principale formation de l’opposition.
Assis dans son bureau quasi vide, Abdullah Zeytun, 36 ans, trouve la force d’afficher un long sourire malgré sa vision inquiète de l’avenir. Avocat de l’Association des droits de l’homme (IHD) à Diyarbakir, il redoute une intensification des pressions contre les Kurdes « parce que les autorités savent qu’ils ne voteront pas pour elles ».
« La guerre des villes de 2015 et 2016 [l’écrasement des insurrections urbaines lancées par le PKK dans plusieurs municipalités] a été extrêmement traumatisante et a suscité du ressentiment contre le mouvement kurde, mais la grande colère aujourd’hui vient tout simplement du fait de la non-résolution de la sensible question kurde. Il n’y a aucun progrès depuis quinze ans, au contraire, on observe un recul des droits. »
L’avocat rappelle les promesses d’ouverture d’enquêtes et de procès contre les exactions des années passées. « Elles ont fait long feu. Les rares dossiers entrouverts ont été discrètement et systématiquement refermés, à une exception près : celui d’un policier qui a abattu, à Diyarbakir, un enfant dans le quartier de Sur en 2015. Une caméra avait tout filmé et enregistré. » Autre exemple parlant, le cas de l’enseignement de la langue kurde, introduit officiellement depuis 2012 dans le système éducatif public. Seuls trois professeurs ont reçu cette année l’autorisation de donner des cours (deux en langue zaza, un en kirmanji) sur tout le territoire.
« La perception générale est que la coalition au pouvoir se comporte comme un ennemi à l’égard des Kurdes, et que le reste de la Turquie semble l’accepter », résume Sahismail Bedirhanoglu, directeur de l’Association des industriels et hommes d’affaires du Sud-Est (Günsiad) et fin connaisseur de la région. Lui aussi, critique à la fois du PKK et de l’AKP, regrette que ce procès contre le HDP constitue un nouveau facteur de tensions dans cette partie du pays, qui n’en avait pas besoin.
De retour chez lui, sur les hauteurs de la ville, Altan Tan a posé la photo de son père sur la cheminée du salon. D’une voix sévère, il ajoute : « Beaucoup de gens autour de moi disent ouvertement que le nom du candidat désigné contre Erdogan leur importe peu, ils voteront pour lui, même si c’est le diable. »