Lemonde.fr | Nicolas Bourcier (Istanbul, correspondant)
Selon les chiffres officiels, l’inflation s’est élevée à 44,4 % sur un an en décembre 2024, laminant le pouvoir d’achat, alors que la croissance est au point mort.
Il y a vingt ans, jour pour jour, en 2005, la Turquie a supprimé six zéros de sa monnaie nationale, dans le but d’affirmer sa stabilité économique et de lutter contre l’inflation. L’introduction de la nouvelle livre a lieu en janvier 2005 ; elle remplaça l’ancien million de livres, qui, avec ses alignements de zéros, pouvait donner le vertige : le moindre kilo de pommes de terre dépassait le million et un loyer se payait en milliards. Avec la réforme, 2 livres turques équivalaient désormais à 1 euro.
En douze mois, l’inflation passa, pour la première fois en quarante ans, sous la barre des 10 % et la dette publique fut ramenée de 100 % à 60 % du produit intérieur brut (PIB). Conséquence de cette embellie, le ministre de l’économie de l’époque, Mehmet Simsek, affirma que le secteur public turc pouvait se passer d’une nouvelle ligne de crédit du Fonds monétaire international. Le premier ministre d’alors, Recep Tayyip Erdogan, promit, lui, sur un ton tout aussi confiant, un environnement stable, avec une livre turque devenue « le principal indicateur de la bonne santé de l’économie du pays ». Sortie de presse, rose et avec le portrait du fondateur de la Turquie moderne et républicaine, Atatürk (comme tous les billets de banque en circulation), la plus grosse coupure fut introduite sur le marché : elle s’élevait crânement à 200 livres turques.
Depuis, l’homme qui dirigeait le pays est resté le même. Le ministre du trésor et des finances de l’époque est revenu à son poste, après un long interlude, nommé à la suite du remaniement qui a suivi l’élection présidentielle de 2023. Et le billet rose est toujours le plus élevé. Sauf que sa valeur s’est dramatiquement dégradée. Alors qu’il s’appréciait, il y a encore dix ans, à 70 euros, la même coupure s’échange, aujourd’hui, à peine à un peu plus de 5 euros. Pour le quidam, la règle veut que l’estimation approximative du coût d’une chose en Turquie soit multipliée par deux d’une année sur l’autre, le double en matière de coupures roses.
Vingt ans après le lancement de la nouvelle monnaie, force est de constater que l’économie turque, en ce début d’année 2025, est loin d’avoir retrouvé sa prospérité d’antan. Les inégalités se sont accrues, la pauvreté a augmenté et l’économie envoie d’inquiétants signes de faiblesse. Selon les dernières données de l’Institut statistique de Turquie (TUIK), le PIB s’est contracté de 0,2 % au troisième trimestre 2024. C’est le second recul trimestriel d’affilée, signifiant l’entrée dans une récession technique. Pour la première fois, l’économie turque flanche ainsi depuis la pandémie de Covid-19.
Toujours selon les chiffres officiels du TUIK, l’inflation s’est élevée, en décembre 2024, à 44,4 % sur un an. La hausse des prix à la consommation, alimentée par la faiblesse de la livre turque, s’est établie, elle, à 1,03 % sur le mois. Il s’agit cependant du double, d’après les économistes indépendants du Groupe de recherche sur l’inflation, qui a calculé l’inflation à 83,4 % sur les douze derniers mois et à 2,34 % pour le seul mois de décembre 2024. Des chiffres vertigineux, qui ont toutefois été présentés comme « une bonne nouvelle », à tout le moins, par les autorités, puisqu’il s’agit là du taux d’inflation le plus faible depuis février 2023. Comme quoi, tout est relatif.
A la décharge d’Ankara, l’inflation était de 20 points en plus à la fin de 2022 et de 2023, a souligné avec enthousiasme Mehmet Simsek, qui a cru bon d’ajouter : « Résoudre les difficultés financières de nos citoyens est notre priorité absolue, nous avons établi le cadre politique nécessaire à cet égard et continuons à mettre en œuvre le programme de désinflation avec la plus grande détermination. »
Le cadre, parlons-en. A rebours des théories économiques classiques, Recep Tayyip Erdogan a considéré, pendant des années, que les taux d’intérêt élevés favorisaient l’inflation. Refusant que l’Etat stimule l’économie par le biais de la dette, comme cela avait été fait durant les décennies précédentes, lui et ses gouvernements successifs ont privatisé à tout-va et placé la banque centrale sous son étroit contrôle, « faisant le choix d’une politique économique populiste et ultralibérale, uniquement tournée vers la production et la construction », rappelle le spécialiste des mécanismes inflationnistes et du chômage Haluk Levent.
Il a fallu attendre le deuxième tour de la présidentielle de 2023, une première pour le chef de l’Etat, pour que Recep Tayyip Erdogan se décide à changer de cap. L’élection avait jeté une lumière crue sur la crise financière, le manque patent de liquidités et l’épuisement du système de clientélisme mis en place par le pouvoir. Réélu, le président a non seulement rappelé Mehmet Simsek, mais aussi accepté un resserrement monétaire. Entre juin 2023 et mars 2024, la banque centrale a relevé son taux directeur de 8,5 % à… 50 %. Elle vient à peine de l’abaisser de 2,5 points, en décembre 2024, après l’annonce de l’entrée en récession.
Pour quels effets ? Le bilan, pour l’heure, apparaît médiocre. Les prévisions continuent d’être revues à la baisse, l’économie poursuit sa contraction et les habitudes des Turcs n’ont pas changé d’un iota. Contrairement à la France, où l’inflation des prix ralentit la consommation des ménages, ici, elle l’accélère. Un phénomène en partie lié au fait que de nombreux Turcs anticipent l’achat des biens afin d’éviter les hausses de prix à venir. Même si le rythme est plus lent que les années précédentes, la consommation a ainsi encore augmenté en 2024, de plus de 3 %.
Dans la pratique, le meilleur investissement en période d’hyperinflation ininterrompue s’avère être la consommation immédiate. L’argent emprunté auprès des banques, même si celles-ci se montrent de plus en plus restrictives, se rembourse quasiment tout seul au fil des années. Et tant pis pour l’épargne en livres turques.
C’est là que l’on touche au second dysfonctionnement, celui qui concerne les inégalités sociales, point sensible de la Turquie. Avec un effet de change hors norme, le nombre de millionnaires turcs (en euros ou en dollars) s’est considérablement accru ces dernières années. Il devrait même augmenter de 43 % d’ici à 2028, selon les prévisions de la banque UBS. Les restaurants de luxe bondés et le doublement du nombre de Lamborghini et de Bentley vendues en Turquie en 2023 et en 2024 ne sont que la face visible de cette expansion.
Pendant ce temps, les pauvres s’appauvrissent. Les salariés à revenu fixe sont confrontés à des problèmes de base tels que « la sécurité alimentaire, le transport et le chauffage, ce qui n’était pas le cas dans les années 2000 et 2010 », souligne l’auteur et analyste politique Selim Koru. La retraite, elle, a pratiquement disparu. Les mensualités sont à ce point faibles (l’augmentation en janvier des retraites dans la fonction publique a été fixée entre 12 % et 16 %) que la plupart des retraités vivent tant bien que mal de petits jobs ou d’apports familiaux.
Depuis le 1er janvier, le salaire minimum est, lui, passé à 22 104 livres turques (605 euros), soit une augmentation de 30 %, suscitant la colère des syndicats. Dans un pays où plus de 60 % de la population active est payée au smic (plus de 50 % des salariés dans le secteur industriel, 70 % dans la construction, l’hébergement et la restauration, 64 % dans le commerce), l’annonce passe mal. D’autant plus mal que ce revenu repassera dès le mois de février en dessous du seuil de pauvreté (fixé à 20 561 livres turques en novembre 2024) en raison de l’inarrêtable envolée des prix. Et ce, quelle que soit la couleur du billet.