Devant des distributeurs automatiques de billets, à Diyarbakir (Turquie), le 22 mars 2022.
LAURENT PERPIGNA IBAN / HANS LUCAS
Lemonde.fr | Marie Jégo(Istanbul, correspondante)
La flambée des prix, alimentée par une politique monétaire aux ordres du président Recep Tayyip Erdogan et intensifiée par la guerre en Ukraine, lamine le pouvoir d’achat des Turcs.
Estimée à 69,97 % sur un an en avril, l’inflation attise le mécontentement d’une large partie de la population en Turquie. A l’arrêt du taxi collectif (dolmus) qui fait la navette entre Nisantasi et Besiktas, au cœur d’Istanbul, deux femmes d’âge mûr reconnaissent avoir du mal à joindre les deux bouts. « Les prix sont devenus fous. Le pire, c’est que l’inflation est bien plus forte que ce qui est annoncé en haut lieu. La preuve, un trajet en dolmus coûtait 3,50 livres turques [environ 0,22 euro] il y a un an, aujourd’hui c’est 7,75 », souligne à voix basse l’une des deux retraitées.
L’inflation a beau être à deux chiffres depuis 2017, l’envolée n’a jamais été aussi forte depuis l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, en 2003. La perte du pouvoir d’achat est au centre de toutes les conversations : celles des étudiants en mal de logement à cause de l’augmentation des prix des loyers (+ 70 %), celles des ménagères qui ne peuvent plus acheter de viande (+ 260 %) et, enfin, celles des ménages modestes qui peinent à régler leurs notes de gaz (+ 60 %) et d’électricité (+ 97 %).
A rebours
Timour, la trentaine, ingénieur informaticien, désespère de pouvoir trouver un logement à portée de sa bourse. « J’ai pourtant un bon salaire de 11 500 tl [livres turques], mais je n’arrive pas à trouver un appartement à moins de 8 500 tl par mois au centre-ville, ce qui me laisse très peu pour vivre. Tant d’années d’études pour ça ? Si ça continue, je vais tenter ma chance à l’étranger », confie le jeune Stambouliote.
Rien qu’en avril, en plein ramadan, les prix ont augmenté de 7,25 % sur un mois, entamant un peu plus la popularité du gouvernement islamo-conservateur, à environ un an des élections (présidentielle et législatives), prévues en juin 2023.
Le président Erdogan, qui ambitionne d’être reconduit après dix-neuf ans passés à la tête du pays, apparaît incapable de tenir ses promesses de prospérité économique. L’inflation est son plus gros échec. Elle devrait « ralentir après le mois de mai », a-t-il assuré récemment. Or, c’est plutôt le contraire qui risque de se produire. La guerre en Ukraine va immanquablement faire repartir les prix à la hausse, ceux du gaz et du pétrole surtout, que la Turquie importe.
Les fabricants « ne seront pas en mesure d’absorber pleinement des coûts de production très élevés, principalement dus aux prix de l’énergie, et devront répercuter au moins une partie de ce fardeau sur leurs clients, ce qui entraînera des prix à la consommation plus élevés encore plus longtemps », a souligné dans une note Piotr Matys, analyste chez In Touch Capital Markets Ltd, après la publication des derniers chiffres de l’inflation.
Selon l’opposition, la politique monétaire conduite par le président Erdogan est à la racine du mal. A rebours des théories économiques classiques, le numéro un turc considère en effet que les taux d’intérêt élevés favorisent l’inflation. La banque centrale a été placée sous son étroit contrôle, après les limogeages successifs de trois gouverneurs jugés trop mous dans l’application des directives présidentielles.
Entre septembre et décembre 2021, l’institution a été contrainte de baisser son taux directeur de 19 % à 14 %, ce qui a entraîné une chute drastique de la devise locale, laquelle a vu sa valeur fondre de 44 % face au dollar en 2021, de 11 % depuis le début de l’année. Pour sauver la monnaie, la banque centrale a jeté des milliards de dollars de sa réserve en devises sur les marchés (128 milliards en 2021, et 24 milliards de plus depuis le début de l’année).
Eponger les dettes
« L’institution a mal géré ses réserves, lesquelles, en net, se retrouvent aujourd’hui dans le rouge », explique Deniz Ünal, économiste au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii). « Tout se fait dans l’opacité la plus totale. A la demande des autorités, les banques publiques ont vendu les dollars par la porte arrière. Loin de résoudre le problème de fond, ce genre de mesures ne fait que l’aggraver. C’est comme reboucher un mur avec du sable », explique-t-elle.
Face à la dollarisation croissante de l’économie, quand 60 % des comptes des résidents et des entreprises sont libellés en billets verts, le gouvernement s’ingénie par tous les moyens à rendre la monnaie turque plus attractive. Des comptes en livres turques indexés sur le dollar ont été ouverts, qui permettent de protéger les dépôts des aléas du taux de change, le Trésor public s’engageant à couvrir les pertes si les intérêts perçus à l’échéance du compte sont inférieurs à ce qu’ils auraient dû être si l’épargne avait été conservée en devises étrangères.
Créé en faveur des couches les plus aisées de la population, ce dispositif met le Trésor public dans l’obligation d’éponger les pertes, ce qui risque, à terme, de pénaliser les contribuables les plus modestes. Ces derniers temps, les entreprises ont été vivement incitées à ouvrir des comptes indexés en échange d’une diminution de l’impôt sur les sociétés.
Pour augmenter ses réserves et soutenir la monnaie, le gouvernement exige aussi des exportateurs qu’ils convertissent 25 % de leurs revenus en livres auprès de la banque centrale, à un cours imposé et moyennant une commission de change. Mais les exportateurs étant aussi des importateurs, de matières premières ou de produits intermédiaires, cette mesure les pénalise, les privant des devises nécessaires à leurs achats.