Lemonde.fr | Par Nicolas Bourcier(Ankara et Diyarbakir (Turquie), envoyé spécial)
La procédure d’interdiction lancée contre le Parti démocratique des peuples, formation de l’opposition, doit se poursuivre devant la Cour constitutionnelle mardi 11 avril. En cas de fermeture, le HDP rejoindrait la liste des sept formations prokurdes interdites ou autodissoutes depuis 1990.
A un peu plus d’un mois d’une présidentielle et de législatives cruciales, le 14 mai, la troisième force électorale de Turquie risque d’être interdite et tout se passe comme si la vie politique du pays était vouée à n’être qu’un éternel recommencement. Mardi 11 avril, la Cour constitutionnelle devrait rendre sa décision sur l’interdiction du Parti démocratique des peuples (HDP), une formation de l’opposition, de gauche et prokurde, accusée d’être liée « de façon organique au terrorisme », sous-entendu au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en guerre contre l’Etat turc. Une accusation rejetée par les dirigeants du HDP. Quatre cent cinquante et une personnalités politiques membres, ou anciennement proches du parti, sont également visées par la procédure.
En cas de fermeture, le HDP rejoindra la liste des sept formations prokurdes interdites ou autodissoutes avant leur suspension depuis 1990. Toutes quasiment au même motif. Et, comme une fâcheuse habitude, un plan B a été une nouvelle fois mis en place, avec l’émergence d’un autre parti, du nom cette fois de Parti de la gauche verte (YSP) dont l’existence a été réactivée ces derniers mois et la candidature validée par les instances électorales.
Mardi 4 avril, la coprésidente et députée du HDP Pervin Buldan a annoncé, avant même la décision de la Cour constitutionnelle, que les candidats aux législatives allaient désormais concourir sous cette nouvelle bannière. « Nous avons toujours été là et continuerons d’être là, nous avons résisté et nous résisterons, sans peur », a-t-elle lancé devant les élus de son groupe parlementaire. Et la responsable d’ajouter qu’elle espérait doubler le nombre des sièges dans la future Assemblée, passant de cinquante-six élus à plus de cent, sous les applaudissements de l’auditoire.
« C’est à chaque fois pareil, à chaque fermeture il y a un regain électoral en notre faveur, explique Mithat Sancar, député et lui aussi coprésident du HDP, rencontré dans son bureau à l’Assemblée. Les cercles du pouvoir savent que leurs méthodes coercitives et de criminalisation du mouvement ne résolvent rien, bien au contraire, et pourtant ils persistent et cherchent à gagner du temps, par tous les moyens. »
De fait, l’enjeu est de taille. Le parti obtient, depuis sa participation aux législatives de 2015, entre 10 % et 13 % de voix. Son électorat, selon tous les sondeurs, est marqué par une forte conscience politique, hissant la formation au rang de potentiel « faiseur de rois » des scrutins électoraux. D’après les enquêtes de Reha Ruhavioglu, de l’institut Rawest, installé dans la capitale de la région kurde de Turquie, Diyarbakir, entre 80 % à 90 % des électeurs kurdes affirment qu’ils feront ce que les leaders du mouvement préconiseront.
« Cette procédure judiciaire visant à l’interdiction du HDP est sans cesse repoussée depuis un peu plus d’un an, comme si les autorités jouaient d’une arme ultime contre eux, souligne le chercheur et politiste Berk Esen. Bien sûr que cela crée de l’incertitude, c’est évidemment destiné à affaiblir : le HDP est connu, le YSP moins. Mais c’est surtout en cas de contestation des urnes ou d’un résultat serré que cela pourrait poser des problèmes. »
En cas d’interdiction du HDP, l’absence ou le non-remplacement d’observateurs électoraux de ce parti dans certains bureaux de vote de l’est et du sud-est du pays, majoritairement kurdes et où le parti se trouve le plus souvent seul face au Parti de la justice et du développement (AKP) – la formation du président Recep Tayyip Erdogan –, sont une source éventuelle de litiges. « A l’inverse, poursuit Berk Esen, en cas de fermeture, le message sera interprété comme un signal fort en direction de l’électorat kurde, qui ira voter encore plus massivement contre le pouvoir en place. »
Sur le terrain, les signes sont déjà là, nombreux. L’annonce le 22 mars, par la voix de ses deux coprésidents, de ne pas présenter de candidat à la présidentielle a été perçue comme un geste clair de soutien à Kemal Kiliçdaroglu, le président de la principale formation de l’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP), désigné à la tête d’une large coalition de six partis allant du centre gauche à la droite la plus nationaliste.
Deux jours plus tôt, le candidat de la coalition s’était rendu au siège du HDP de la capitale. Il y avait tenu une conférence de presse dans laquelle il avait longuement évoqué la défense des principes démocratiques, les évictions injustifiées des maires, la lutte pour l’Etat de droit et le droit des femmes, mais aussi et surtout « le problème kurde » et sa nécessaire résolution au Parlement, « l’unique endroit » pour faire avancer cette question. Des paroles certes mesurées et prudentes, mais attendues de longue date par les cadres du HDP. Lors du coup d’envoi de la campagne de la coalition, le 30 janvier, le programme de 240 pages qui avait été présenté ce jour-là ne mentionnait pas une seule fois la question kurde.
« Nous avons attendu plus d’un an, notre porte était constamment ouverte, un groupe de contact avait même été créé mais rien n’est venu pendant tout ce laps de temps, rappelle Tayip Temel, ex-journaliste et député HDP de Van. Nous avons toujours dit que notre but est de mettre fin au règne du président Erdogan et que nous soutiendrons tout candidat de rassemblement en mesure de le faire, mais à condition que ce candidat parle avec nous. »
C’est désormais chose faite. Avec Kemal Kiliçdaroglu, la coalition d’opposition s’est choisi le candidat le plus « acceptable » par l’électorat du HDP, estime le chercheur Reha Ruhavioglu. « Aux yeux de nombreux Kurdes, précise-t-il, sa personnalité est perçue comme plus fiable que son parti, très imprégné encore par les courants nationalistes. Ici, les acteurs politiques kurdes sont pour lui, non pas pour ses origines kurdes, dont il fait peu de cas, mais parce qu’il symbolise réellement une rupture et un changement qui pourrait être important. »
A Diyarbakir, en 2018, l’AKP avait obtenu 21,5 % des voix et le HDP 65,5 %. Selon les dernières enquêtes d’opinion, le parti d’Erdogan ne passerait pas désormais la barre des 10 %. D’une manière plus générale, le vote kurde pro-AKP, qui était compris, en 2018, entre 32 % et 35 %, est tombé aujourd’hui à moins de 20 % à 25 %. L’institut Rawest pointe également une poussée du CHP dans les régions de l’est et du sud-est du pays, particulièrement chez les jeunes.
« En 2018, 60 % à 70 % des primo-votants avaient choisi le HDP. Ils sont aujourd’hui 45 % à 50 %, au profit principalement du CHP, précise Reha Ruhavioglu. Cela est dû à une politisation moindre des nouvelles générations, une identité kurde, aussi, un peu moins prégnante que pour que les aînés, à quoi s’ajoute un regain d’attrait du CHP, avec le candidat Kiliçdaroglu et aussi Ekrem Imamoglu, le maire très populaire d’Istanbul. »
D’après Mesut Azizoglu, président du centre de recherches sociales Ditam, Recep Tayyip Erdogan sait qu’il a perdu le vote kurde. « Sa seule solution pour gagner des voix indispensables sur ses adversaires : neutraliser le vote kurde au maximum ou favoriser l’abstention, et visiblement il s’y emploie. »
Pour ce qui concerne l’agenda politique, le journaliste Yavuz Baydar, exilé depuis 2016 en France, met également en garde contre un excès d’optimisme de la part de l’opposition. « Les partis de la coalition sont restés à ce jour ingrats envers le HDP, ayant pris l’approbation kurde pour acquise. Cette fois encore, il y a un risque de “déjà-vu” pour les électeurs kurdes : leur formation semble avoir décidé que les votes iraient à Kiliçdaroglu, sans aucune exigence précise ni condition en retour. En d’autres termes, ils peuvent à nouveau sacrifier leur vote pour être ignorés plus tard. » Une vieille et solide habitude.