Un bâtiment d’habitation effondré à Malatya (Turquie), le 7 février 2023.
EMRAH GUREL / AP
Lemonde.fr | Angèle Pierre(Malatya (Turquie), envoyée spéciale)
Alors que l’espoir de retrouver des survivants s’éteint, la gestion de la catastrophe entre dans une nouvelle phase : la prise en charge de plus d’un million d’habitants privés de logement.
La neige a envahi les plaines au pied de la chaîne de montagnes du Taurus. Le tapis blanc, ponctué de champs d’abricotiers décharnés, scintille sous les rayons du soleil d’hiver. Le vrombissement d’un hélicoptère brise l’apparence paisible du paysage. Depuis les tremblements de terre du lundi 6 février, c’est par les airs que se font le plus efficacement les liaisons entre les villes et les villages de la région isolée de Malatya, en Turquie. Préfecture du centre du pays, située à proximité de l’épicentre du séisme, la ville et la région font partie des zones les plus dévastées par la catastrophe.
Sur l’artère principale du village de Polat, pas une habitation n’a résisté à la secousse. Les maisons étaient pourtant basses. Un ou deux étages tout au plus, en théorie moins exposés à la destruction lorsque la terre tremble, mais les structures de bois, les briquettes et la terre sèche n’en ont pas moins cédé, laissant des dizaines de villageois sans logis. Ils se réchauffent désormais au poêle dans les tentes installées par l’AFAD, l’organisme gouvernemental de gestion des catastrophes, arrivé le lendemain sur place.
Dans l’une de ces tentes, Fadime fait face à sa maison en ruine. La sexagénaire s’est installée dans une quinzaine de mètres carrés avec quatre autres membres de sa famille : deux adolescentes, sa belle-sœur et leur belle-mère âgée, atteinte de la maladie d’Alzheimer. Depuis six jours, les problèmes s’accumulent : « Nous n’avons pas pu récupérer les médicaments de ma belle-mère et nous n’avons que très peu d’ustensiles de cuisine », explique-t-elle, en soulevant le couvercle d’une casserole fumante remplie de pommes de terre qui cuisent sur le poêle.
Cette ouvrière saisonnière, spécialisée dans la récolte du tabac, n’a aucune idée de ce qu’elle et sa famille vont devenir. « Grâce à Dieu, nous sommes vivants », se console-t-elle. D’autres villages attendent encore de l’aide. Un site d’informations en ligne basé dans la région rapporte des attaques de loups attirés par les cadavres abandonnés dans le village de Çelikhan.
Les séismes de magnitude 7,8 et 6,5 qui ont touché la Turquie et la Syrie lundi 6 février ont fait plus de 33 000 morts, d’après un bilan provisoire qui pourrait doubler, selon l’Organisation des Nations unies. Quelque 218 000 personnes seraient mobilisées sur place dans les opérations de secours et dans la gestion de centaines de milliers de rescapés, selon l’AFAD.
Dans la petite ville de Dogansehir, à quelques kilomètres de Polat, les cours de l’école et de la salle de mariage ont été transformées en refuge. « La députée AKP [Parti de la justice et du développement, au pouvoir en Turquie] d’ici, Oznur Çalik, est venue nous rendre visite. Elle a fait le tour du camp, a pris des photos devant les tentes, nous a serré la main en nous promettant qu’on nous apporterait tout ce que l’on avait demandé dans l’heure. Depuis, aucune nouvelle », enrage Suat, 36 ans, installé avec sa famille dans ce petit camp d’une soixantaine de personnes. « Nous ne manquons pas de nourriture, mais nous manquons de vêtements chauds. 10 % de ce que l’on reçoit vient du gouvernement. Le reste, c’est la population qui nous l’apporte spontanément », précise-t-il.
Dans l’allée centrale, une dizaine d’enfants courent entre les adultes. Les amoncellements de détritus et de couches sales côtoient les chariots de courses devant les tentes remplies de vivres. Les habitants souffrent du froid glacial et de l’absence totale de sanitaires.
« Nous risquons de nous trouver confrontés à des épidémies, redoute le docteur Eren, installé dans une des tentes réservées à la gestion du camp de rescapés. Cela peut être simplement une épidémie de gastro-entérite, mais cela peut aussi être beaucoup plus grave, comme l’hépatite A par exemple, ou encore la rougeole. Si dix personnes vivent dans une seule tente pendant un mois, alors la tuberculose va apparaître. »
Habitant Istanbul, le jeune praticien d’à peine 30 ans s’est porté volontaire dès le premier jour pour venir prêter main-forte dans les campagnes touchées par le séisme. Le ballet des patients ne cesse pas un seul instant. Sur une table sont empilées des piles de médicaments, récupérés dans les pharmacies désormais abandonnées de la petite bourgade.
A Dogansehir, un tiers des bâtiments s’est effondré, tandis que les autres sont gravement endommagés. Des immeubles de plusieurs étages donnant sur une route passante sont lézardés et menacent de s’effondrer à tout instant. Ici comme ailleurs, personne n’ose s’avancer sur le nombre de victimes.
Dans le chef-lieu de la région, Malatya (800 000 habitants), les médecins de l’hôpital public avancent le chiffre de 1 200 victimes. Il ne s’agit là que des morts confirmées. A l’échelle de la Turquie, de nombreux acteurs sur place n’hésitent plus à parler de 100 000 morts probables. Cinq millions de personnes sont en situation de vulnérabilité, selon les déclarations de l’Organisation mondiale de la santé. Des pillages ont été recensés, notamment dans le Hatay, ces derniers jours, ajoutant un peu plus à la tension générale.
L’urgence est au relogement des 1,1 million de personnes sans logis. Débordées par l’ampleur de la catastrophe, les autorités peinent à fournir des abris en nombre suffisant sur l’ensemble des dix régions affectées. « Les gens viennent ici et nous demandent comment ils peuvent se procurer des tentes. Malheureusement, je n’ai aucune solution à leur apporter, reconnaît Mehmet Tahir Ekinci, responsable de la gestion des tentes pour l’AFAD. La seule chose que je peux répondre, c’est que l’AFAD et le Croissant-Rouge turc nous ont expliqué que les tentes étaient en rupture de stock. »
Rien ne prédestinait cet étudiant en administration des affaires à devenir le visage de l’organisme d’Etat dans la région. Surpris par le séisme alors qu’il rendait visite à sa famille pendant les vacances de mi-semestre, il s’est spontanément porté volontaire auprès des autorités pour aider à gérer le chaos qui régnait après la catastrophe. Avec quatre de ses collègues de fortune, il gère une « ville-tente » (çadır kenti) de plus de 1 000 personnes installée dans l’enceinte de l’usine de sucre de la ville, transformée en centre d’accueil de rescapés. « Sans plusieurs couches de couvertures sur le sol, jamais je ne pourrais me réchauffer suffisamment pour dormir », admet le bénévole, lui-même logé dans une tente.
Les autorités ont décidé que les cours à l’université se poursuivront en ligne pour dégager des places dans les résidences universitaires d’Etat, réquisitionnées pour accueillir les rescapés du séisme. Alors que la chasse aux sorcières contre les promoteurs immobiliers a commencé, la question de la tenue des élections législatives et présidentielle, prévues pour le 14 mai, est un autre sujet de préoccupation. Au vu de l’ampleur de la catastrophe, elles pourraient être reportées.