Entre ingérences et nationalismes, quelle place pour les Kurdes dans la nouvelle Syrie?

mis à jour le Mardi 25 mars 2025 à 17h42

RFI.fr | Par Oriane Verdier

Depuis la chute du régime de Bachar el-Assad, l'une des grandes questions porte sur l'avenir de la région autonome mise en place par les autorités kurdes syriennes. Annonce du désarmement du PKK, massacre de plus de 1 200 alaouites sur la côte syrienne, signature d'un accord entre Damas et les forces kurdes, poursuite des bombardements turcs sur le nord de la Syrie et déclaration constitutionnelle syrienne… Les événements des dernières semaines sont lourds de conséquences pour la population et les autorités kurdes de Syrie.

Le jeudi 6 mars 2025, des forces des nouvelles autorités syriennes sont envoyées sur la côte nord-ouest de la Syrie pour contrer une tentative d'insurrection d'anciens partisans du régime de Bachar el-Assad. Ces affrontements se transforment rapidement en massacre : des milices rattachées à Damas entrent dans les villages et exécutent plus de 1 200 civils alaouites, selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme.

Quatre jours plus tard, c'est de l'extrême opposé du pays dont il est question en Syrie : le Nord-Est, sous autorité kurde. Le chef des forces de la région, Mazloum Abdi, vient de signer un accord avec le président provisoire Ahmed al-Charaa. Tous deux ont troqué les treillis militaires pour le costume. Leur poignée de main symbolise un espoir de paix pour la population kurde de Syrie, mais aussi pour tout le pays.

« C'est une grosse avancée sur le papier, reconnait le chercheur Salam Kawakibi, directeur du Centre arabe de recherches et d'études politiques. Mais il faut attendre de voir comment les choses vont s'organiser. Ce texte avait été rédigé il y a deux mois déjà, mais Ahmed al-Charaa n'était pas satisfait de l'ensemble des articles. Pour absorber la colère suite au massacre sur la côte ouest, il a signé cet accord, et c'est dans l'intérêt des Forces Démocratiques Syriennes (FDS). »

Ces forces à majorité kurdes devraient donc être intégrées à celles de Damas, comme le reste des institutions de l'Administration Autonome du Nord et de l'Est de la Syrie (AANES). L'accord affirme également que « la communauté kurde est une composante essentielle de l'État syrien » qui « garantit son droit la citoyenneté et l'ensemble de ces droits constitutionnels ».   

« La République arabe syrienne »

Mais trois jours plus tard, les espoirs d'un avenir égalitaire pour les Kurdes vacillent à nouveau quand Ahmad al-Charra signe la déclaration constitutionnelle, le texte qui encadrera l'exercice du pouvoir durant les cinq années de transition jusqu'à l'organisation d'élections présidentielles. La direction politique de l'AANES le juge trop proche de celle de l'ancien régime et en « contradiction avec la réalité de la Syrie et sa diversité ».

Tout est dans le nom : « Le texte parle d'une République arabe syrienne, soulève Kendal Nezan, président de l'Institut kurde de Paris. Il n'y a pas que des Arabes en Syrie, il y a des Kurdes, des Assyriens, des Chaldéens et biens d'autre composantes. Le mot ''arabe'' a été ajouté à l'époque du parti Baas. En attendant les élections dans cinq ans, c'est le président intérimaire qui aura les pleins pouvoirs. Tout ça ne colle pas avec la perception d'une Syrie décentralisée et démocratique. »

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Sous la précédente République arabe syrienne, celle du parti Baas, les Kurdes étaient considérés comme des citoyens de seconde zone, rappelle Kendal Nezan : « Dans les années 1960, 120 000 kurdes ont été déchus de leur nationalité. En l'an 2000, ces familles représentaient 300 000 personnes privées de tous les droits civiques. Elles ne pouvaient ni étudier, ni se marier. Elles étaient sans papiers sur leurs propres terres. »

« Aujourd'hui encore, certaines personnes élevées dans la culture nationaliste syrienne affirment que les kurdes sont venus dans les années 1920. Elles ignorent leur propre histoire, celle du sultan kurde Saladin par exemple. Il y avait déjà une importante présence kurde il y a huit siècles. Certaines milices alliées des HTS au pouvoir en Syrie estiment également que les Kurdes sont des mécréants, tout comme les Alaouites. Il y a donc beaucoup d'éléments d'incertitude. En attendant que la situation se décante, les autorités kurdes tentent de se renforcer en interne », décrit Kendal Nezan. 

Le désarmement du PKK, quel impact sur les FDS ?  

Les négociations avec Damas ne sont en effet pas le seul défi auquel fait face l'Administration Autonomes du nord-est de la Syrie. La Turquie continue de bombarder la zone. Une famille d'agriculteurs, deux parents et leurs sept enfants, ont ainsi été tués par une frappe lundi 17 mars. Ankara, qui tente de s'affirmer en allié principal de Damas, combat depuis des années les FDS qu'elle décrit comme une émanation du Parti des travailleurs kurdes, le PKK.  

Les zones d'habitations kurdes s'étalent sur un territoire aujourd'hui divisé entre la Syrie, la Turquie, l'Irak et l'Iran. Les mouvements et partis politiques kurdes ne s'arrêtent donc pas aux frontières officielles de ces pays. Ainsi, la guerre interne d'Ankara contre le PKK s'est exportée dans les montagnes kurdes irakiennes de Qandil, où se sont réfugiés les combattants du PKK, tout comme dans le nord-est Syrien où le PYD, branche locale du parti, a donc réussi à mettre en place une région autonome dans les sillons de la révolution syrienne. « Tout le monde sait que les FDS reçoivent leurs ordres de Qandil, des chefs locaux du PKK », affirme Salam Kawakibi.

Or, le PKK est lui aussi en plein bouleversement. Depuis sa cellule en Turquie, après de longues négociations avec Ankara, le chef historique du mouvement, Abdullah Öcalan, a appelé à la fin de la lutte armée fin février. Mais une fois encore, les annonces politiques semblent dissoner avec la réalité de terrain. Depuis cette annonce, les bombardements turcs aux Kurdistans d'Irak et de Syrie n'ont pas cessé, poussant la direction du parti à annoncer qu'il n'était concrètement pas possible d'organiser le « congrès qui permettrait d'organiser la dissolution du groupe armé ».

« Les chefs de Qandil ne sont de toute façon pas d'accord entre eux et il risque d'y avoir un conflit interne au PKK », estime Salam Kawakibi. La question est donc de savoir comment vont se positionner les FDS. « Il y a une diversité de positionnement côté kurde syrien, mais je crois qu'ils ont mieux reçu le message de leur leader Abdullah Öcalan que ceux de Qandil, poursuit le chercheur. Les Kurdes syriens ont compris qu'Öcalan est plus réaliste que leurs chefs dans les maquis. C'est dans leur intérêt, surtout s'ils arrivent à faire appliquer l'accord signer avec Damas qui va dans leur sens. »   

Reste à savoir si, de son côté, Ankara se contentera de voir les FDS entrer dans le giron de Damas, ce dont doute Kendal Nezan : « Pour les Turcs, le désarmement du PKK englobe le désarmement de toutes les organisations alliées ou issues de l'idéologie d'Abdullah Öcalan. Ils les considèrent toutes comme des terroristes. » 

« Les FDS ne représentent pas l'ensemble des Kurdes syriens »

Le PYD, branche kurde syrienne du PKK, n'est pas le seul parti politique du Kurdistan de Syrie. Il a pris les rênes de la région, fort de sa lutte contre l'organisation État islamique et du statut international dont il a hérité. « Les FDS sont simplement la force la plus puissante parce qu'elles possèdent les armes. En réalité, il existe à peu près 16 partis politiques kurdes », indique le chercheur Salam Kawakibi.

Avec la chute de Bachar el-Assad et l'appel à une Syrie démocratique, les partis politiques kurdes tentent d'afficher un front commun. « Aujourd'hui, les Kurdes sont plus unis que jamais dans la défense du Kurdistan syrien et de ses acquis, quels que soient les clivages politiques. Il y a un dialogue engagé, c'est plutôt prometteur », assure Kendal Nezan. En effet, comme la région autonome du Kurdistan irakien en son temps, la mise en place de l'AANES, même si elle n'est pas reconnue par les institutions internationales, reste un moment fondateur pour la cause kurde.

Dans ce contexte, le chef des FDS, Mazlum Abdi a ainsi rencontré Massoud Barzani, le chef du PDK, en janvier. Le Parti démocratique du Kurdistan, au pouvoir au Kurdistan irakien, est en conflit sur son propre territoire avec le PKK. Mais l'heure était, semble-t-il, à la construction d'un front uni pour faire valoir les droits du peuple kurde dans la construction de la nouvelle Syrie.

Pour Salam Kawakibi, Massoud Barzani tente de criconscrire la question kurde syrienne aux frontières du pays. « Il est très proche de Recep Tayyip Erdogan [Le Kurdistan irakien possède notamment d'importants contrats d'imports exports avec la Turquie, NDLR]. Le but est que les Kurdes syriens se contentent de revendiquer des droits en Syrie et ne soient pas utilisés pour harceler les forces turques. Barzani essaie donc de ''syrianiser'' la question kurde, comme il l'a fait en Irak, et ainsi de s'éloigner du mouvement transfrontalier qui revendique une région qui englobe des parties de la Syrie de l'Irak de l'Iran et de la Turquie. Un État kurde promis au début du XXème siècle par des forces occidentales, qui ont fini par trahir les Kurdes... Des promesses de ce type ont été données aux Kurdes à maintes reprises au cours du XXème siècle, pour finalement être retirées plus tard », décrypte-t-il.

Le principal allié occidental des Kurdes syriens est aujourd'hui les États-Unis. C'est d'ailleurs Washington qui a œuvré pour faire signer l'accord entre les FDS et Damas. Une inconnue de plus dans le tableau actuel : jusqu'où les États-Unis de Donald Trump soutiendront les Kurdes face à la Turquie, leur allié de l'Otan ?  

L'urgence du terrain 

Derrière le temps long de ses multiples négociations géopolitiques, reste l'urgence de ceux qui en subissent les conséquences au quotidien. L'accord signé entre Damas et les FDS prévoit notamment le retour des populations kurdes chassées de chez elles par les milices pro-turques aujourd'hui alliées des HTS.

« Il y a environ un demi-million de Kurdes déplacés actuellement, rappelle Kendal Nezan. La majeure partie vient du canton d'Afrin, après l'occupation par les Turcs et les milices syriennes mercenaires sous les ordres turcs. Mais il y a aussi des personnes des villes de Serekaniyê et Girê Spî. Le nettoyage ethnique y est dramatique. À Serekaniyê, auparavant, il y avait 85 000 Kurdes. Aujourd'hui, d'après les dernières estimations, il y a moins de 100 Kurdes. Le gouvernement central s'est engagé à protéger le retour pour que les Kurdes retrouvent leurs biens et leurs commerces. Mais sur place, les milices armées par la Turquie sévissent, et les gens ne sont pas sûrs que le président intérimaire réussisse à les contrôler. » 

Les forces kurdes sont, elles, accusées d'exactions contre les populations arabes de la région qu'elles contrôlent. « L'intégration des populations arabes, annoncée par les autorités kurdes, est purement cosmétique, estime Salam Kawakibi. Pourtant, certaines villes contrôlées par les FDS sont à majorité arabes. C'est le cas de Raqqa, l'ancienne capitale de l'État islamique, qui est à 90% arabe. »

Aujourd'hui, selon Kendal Nezan, « certaines tribus arabes dans la région de l'AANES sont travaillées par la Turquie et par Damas car elles aimeraient progressivement passer sous l'autorité de l'État central ». Une transition qui pourrait se faire pacifiquement, selon l'esprit du texte signé entre Damas et FDS, mais encore faut-il que les moyens soient déployés sur le terrain pour éviter tout embrasement. Un processus de justice transitionnelle qui permettrait de juger les exactions commises par les multiples acteurs syriens est l'un des outils brandis par la société civile syrienne depuis la chute de Bachar el-Assad. Elle est citée parmi les principes fondamentaux de la déclaration constitutionnelle, mais pour l'heure, peu de choses ont été mises en place.

La prochaine étape concrète sera le rapport d'enquête lancé par le gouvernement de transition syrien après le massacre commis sur la communauté alaouite. Aux yeux de nombreuses composantes de la société syrienne et de la communauté internationale, il s'agit d'une occasion concrète pour l'autorité de transition de prouver qu'elle défend effectivement les droits de toutes les composantes de la population syrienne.