Emmanuel Macron, lors d’une conférence de presse conjointe avec le président tunisien Kaïs Saïed, à l’Elysée, le 22 juin. CHRISTOPHE PETIT TESSON / AP
Le Monde | Par Marie Jégo | 24/06/2020
Alliés au sein de l’OTAN, les deux pays s’accusent mutuellement de se livrer « à un jeu dangereux » en Libye, où l’un soutient le gouvernement national et l’autre le maréchal Haftar.
Entre Paris et Ankara, les nuages s’amoncellent. Le porte-parole du ministère turc des affaires étrangères a riposté, mardi 23 juin, au président français, Emmanuel Macron, qui avait affirmé la veille que la Turquie jouait à « un jeu dangereux » en Libye. « En raison du soutien qu’elle apporte depuis des années aux acteurs illégitimes, la France a une part de responsabilité importante dans la descente de la Libye vers le chaos. De ce point de vue, c’est en réalité la France qui joue à un jeu dangereux », a déclaré Hami Aksoy.
A l’issue d’un entretien avec son homologue tunisien, Kaïs Saïed, reçu lundi à l’Elysée, Emmanuel Macron avait exhorté le président turc, Recep Tayyip Erdogan, à mettre fin aux actions de son pays en Libye, où Ankara soutient militairement le gouvernement d’accord national (GAN) de Tripoli, reconnu par les Nations unies, face aux forces du maréchal Khalifa Haftar, soutenu par l’Egypte, les Emirats arabes unis, la Russie et la France.
« Je considère aujourd’hui que la Turquie joue en Libye un jeu dangereux et contrevient à tous ses engagements pris lors de la conférence de Berlin », a expliqué le président français en référence à la réunion organisée en janvier pour amener les parties adverses à des négociations. « Il en va de l’intérêt de la Libye, de ses voisins, de toute la région mais également de l’Europe », a-t-il insisté, précisant avoir tenu « le même discours » au président américain, Donald Trump, lors d’un entretien téléphonique lundi après-midi.
Incident maritime en Méditerranée
Après avoir lancé une offensive sur la capitale libyenne en avril 2019, les forces du maréchal Haftar ont été mises en déroute par le GAN, qui a reçu un soutien militaire conséquent de la Turquie. Désormais, les forces du gouvernement de Tripoli encerclent la ville stratégique de Syrte, qui ouvre la voie vers les champs de pétrole. Dénonçant « l’ingérence » turque en Libye, le président égyptien, Abdel-Fattah Al-Sissi, a menacé d’intervenir militairement si la ville de Syrte tombait aux mains du GAN.
Le président Erdogan n’a aucune intention de se retirer, au contraire. Après la récente visite à Tripoli d’une délégation de hauts responsables turcs – dont le ministre des affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, et celui des finances, Berat Albayrak –, la coopération a été renforcée, la Turquie s’étant engagée à former militairement les combattants du GAN et à s’engager davantage en matière de sécurité et d’énergie.
Alliées au sein de l’OTAN, la France et la Turquie ont échangé des accusations la semaine dernière après un incident maritime survenu en Méditerranée entre des navires de guerre turcs et la frégate française Courbet. A trois reprises, l’un des navires turcs a actionné son radar de tir contre le Courbet, un acte particulièrement choquant entre alliés. Paris accuse Ankara de violations répétées de l’embargo sur les armes livrées à la Libye, imposé par l’ONU en 2011. La Turquie nie pour sa part avoir harcelé le navire français.
« La crise de solidarité avec la Turquie », dénoncée par le président Macron à la fin de 2019, quand il a évoqué la « mort cérébrale » de l’OTAN, est plus que jamais d’actualité. Déplorant le fait que l’incident survenu le 10 juin ait donné lieu à « si peu de dénonciation », il y a vu une preuve supplémentaire de « cette mort cérébrale ».
Quatre Turcs accusés d’espionnage pour le compte de Paris
Des propos qui, visiblement, ont déplu aux autorités turques. Quelques heures après l’intervention du président français, le quotidien Sabah, le principal porte-voix du pouvoir islamo-conservateur, annonçait l’arrestation de quatre ressortissants turcs accusés d’espionnage « politique et militaire » pour le compte de la France. Les « espions » travaillaient sur les agissements de l’organisation Etat islamique (EI), les activités en France de la direction turque aux affaires religieuses (Diyanet en Turquie, Ditib à l’étranger), son prosélytisme dans les banlieues françaises et sur les réseaux sociaux.
Reprise par d’autres médias progouvernementaux, l’information était assortie de la photographie du bâtiment du consulat français à Istanbul, devenu la vitrine des tensions entre Paris et Ankara.
Les prénoms de diplomates en poste, présentés comme des agents de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), ont été mentionnés dans les articles, ce qui les expose. Sur le plan du renseignement, cette façon de procéder est peu conforme aux usages en vigueur. D’habitude, avant de rendre ce genre d’affaire publique, les autorités du pays visé sont informées pour pouvoir prendre les dispositions nécessaires à la sécurité de leurs agents. Cette fois-ci, rien de tel ne s’est produit, signe d’un nouvel accroc dans la relation.