Chaque jour depuis le 16 septembre, une chaîne humaine s’étire face à Kobané, ville symbole du martyre kurde.
Vadim Ghirda/AP
La-croix.com | Par Agnès Rotivel, envoyée spéciale à la frontière turco-syrienne
Nuit et jour, des Kurdes de Turquie montent la garde à la frontière avec la Syrie pour assurer de leur solidarité leurs frères syriens combattant à Kobané.
La libération de la ville syrienne ne serait plus qu’une question de jours.
Les bombardements américains et l’aide des peshmergas kurdes auraient affaibli les islamistes qui assiègent la ville depuis le 16 septembre.
Les feux de branchage illuminent la nuit étoilée. Ils servent à réchauffer les militants postés à Mahser, village kurde de Turquie, à la frontière avec la Syrie. Mais aussi à montrer leur solidarité aux « frères » de Syrie qui, de l’autre côté à Kobané, résistent toujours contre l’assaillant, en évitant que les islamistes de Daech (acronyme arabe pour État islamique) ne se réfugient en Turquie. Si le jour la température monte jusqu’à 20 degrés, la nuit elle descend en dessous de 5 degrés.
Les combattants syriens de l’YPG (unités de protection du peuple) luttent depuis bientôt soixante jours pour « libérer » leur ville assaillie par les combattants islamistes. Ces derniers auraient massé 8 000 hommes à Kobané, le long de la frontière ; les Kurdes auraient, eux, 5 000 combattants – et combattantes – pour défendre la ville et les villages du canton.
Tous les soirs, à Mahser, les militants kurdes de Suruç et d’autres venus de toute la Turquie montent la garde pour surveiller la frontière. Tel Mehmet, 65 ans, venu de Van, à 400 kilomètres de Suruç, « par solidarité avec nos frères kurdes de Kobané ». Il campe avec d’autres dans des maisons en pisé, à la dure, pendant des jours, pour la cause kurde. La lutte pour la libération de Kobané a réveillé les aspirations des Kurdes de Turquie à l’autonomie.
Profitant de la guerre en Syrie et de la désintégration du pouvoir central, depuis 2012, les Kurdes syriens se sont organisés en trois cantons autonomes le long de la frontière avec la Turquie : Afrine à l’ouest, Kobané au centre, et Djezire, à l’est.
Il n’existe pas de continuité territoriale entre eux car ils sont séparés par des zones habitées par des sunnites syriens, tenues encore par Daech. Cela n’a pas empêché les Kurdes syriens de voter, en janvier, une constitution pour « Rojava » (le Kurdistan syrien), qui s’applique dans les trois cantons.
Un autre homme s’approche du feu. Maigre, il a le regard inquiet. L’homme venu de Diyarbakir (considérée comme la capitale du Kurdistan turc), refuse de donner son nom et pour cause : deux de ses fils de 17 et 18 ans combattent dans les rangs de l’YPG syrien.
Ils ne sont pas loin de lui, à peine 1,5 km. Leur père communique avec eux, par téléphone portable, autant pour s’assurer qu’ils sont encore en vie que pour les encourager. « La victoire est proche », dit-il, sûr que la « libération » de Kobané n’est plus qu’une question de jours.
En effet, après des moments difficiles pour les combattants kurdes syriens peu armés, la conjonction des bombardements américains contre les positions des islamistes et l’apport de l’armement lourd de 150 Peshmergas kurdes d’Irak, semblent faire la différence. Même si les Kurdes ne sont pas toujours prêts à le reconnaître.
Avant le coucher du soleil, du haut de la terrasse de la mosquée, les premiers pâtés de maisons de Kobané étaient très visibles à l’œil nu. Mais maintenant que la nuit est tombée, la ville est éclairée uniquement par les étoiles.
Le grondement lointain d’un F16 invisible annonce un bombardement. Tous retiennent leur souffle. Une grosse explosion suivie d’un champignon noir s’élève dans la nuit, des positions de Daech ont été touchées. Applaudissements des « veilleurs », youyous des femmes réunies autour du feu.
« Ils ont probablement détruit des tanks ou des dépôts de munitions ou d’essence », commente Mehmet Sah Zuker. Originaire de Sanliurfa, à une trentaine de kilomètres de Suruç, il vit à Izmir depuis qu’il a été libéré, après quinze ans dans les prisons turques « parce que Kurde », dit-il. Il est venu pour soutenir « ses frères » de Kobané et maudire la Turquie pour son soutien aux islamistes.
Tous décrivent des minibus blancs aux vitres fumées de l’armée turque qui font le va-et-vient à la frontière pour, assurent-ils, fournir des armes à Daech et prendre en charge les combattants islamistes blessés qui seraient soignés dans les hôpitaux de Sanliurfa.
« L’armée a vidé des villages kurdes turcs sur la frontière sous prétexte qu’ils sont à portée des tirs. En fait, ils servent de base arrière aux combattants de Daech », poursuit un militant kurde. Très visibles, les chars de l’armée turque sont postés sur une colline surplombant Kobané.
Au bombardement répondent des crépitements d’armes automatiques de Daech. Les islamistes très affaiblis seraient retranchés dans la partie est de la ville que les combattants syriens assaillent depuis plusieurs jours.
La frontière entre Syrie et Turquie suit la voie de chemin de fer construite par les Allemands en 1893. Elle est soudain soulignée par des balles traçantes rouges envoyées par l’armée turque pour indiquer aux combattants les limites à ne pas dépasser.
La veille de la frontière est assurée par des volontaires kurdes. Des équipes de deux (hommes et femmes) sont postées dans des endroits stratégiques le long des barbelés qui délimitent les deux pays. Ils font des quarts de deux heures.
Leur présence, pensent les Kurdes, dissuadera la Turquie de poursuivre son aide directe à Daech. « Si on n’était pas là, l’aide de l’armée turque aux combattants de Daech passerait plus facilement », explique une jeune femme en treillis.
Une casquette kaki recouvre ses cheveux noirs tressés. La trentaine, celle qui est visiblement l’une des organisatrices de la veille fume cigarette sur cigarette et esquive toute question sur son identité.
Le soir, les veilleurs ont droit à un repas chaud servi par les femmes du village, de solides paysannes, qui cuisinent sur le feu dans d’immenses chaudrons. Au menu, riz et haricots secs baignant dans une sauce épicée de paprika noir, et du pain. Et, à volonté, du thé noir très sucré.
« Suruç-Kobané, même combat », proclame Gulser Yildirim, députée kurde de Mardin venue elle aussi ce soir-là soutenir les « veilleurs » de Suruç. « La frontière est purement artificielle car elle sépare des frères », dit-elle.
Pour les Kurdes de Turquie, Kobané est le miroir de leur espoir d’un territoire autonome « où toutes les identités pourraient être représentées et vivre ensemble », défend Ibrahim Ayan, député HDP (Parti démocratique populaire, pro-kurde) de Sanliurfa.
« À Kobané, les Kurdes défendent les valeurs de l’humanité contre l’obscurantisme », assure cet homme sorti de prison il y a huit mois après avoir été incarcéré pendant quatre ans « parce que Kurde ».
« Comme nos frères syriens, nous voulons acquérir l’autonomie dans tout le Kurdistan turc. Nous voulons vivre dans le pays dans lequel nous sommes, mais dans une autonomie démocratique. Et si nos droits ne sont pas reconnus (sous-entendu par la Turquie, NDLR), c’est notre droit naturel de demander la séparation », ajoute Memet Doymaz, membre du conseil du HDP, porte-parole de la cellule de crise de Suruç.
Les Kurdes de Turquie ont fait de la libération de Kobané leur combat pour la liberté. Malgré ses 65 ans, Mehmet est appelé à faire son quart. Son nom est inscrit sur la liste. Avant de partir, il boit une tasse de thé brûlant, endosse la parka fourrée d’un ami et vérifie que son téléphone portable est bien chargé. Les veilleurs n’ont pas d’arme mais préviennent si des mouvements ont lieu à la frontière, comme des militants de Daech qui tenteraient de passer côté turc.
Demain, comme chaque jour depuis le début du siège de la ville syrienne, les veilleurs se réuniront en une longue chaîne humaine face à la ville symbole du martyre kurde et crieront leur soutien aux combattants de l’YPG, de l’autre côté des barbelés, en rêvant de l’union des deux Kurdistan, syrien et turc.
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► L’organisation du Kurdistan
Pour le peuple kurde, le Kurdistan est divisé en 4 parties : le sud (Baçur, en kurde), à l’emplacement du Kurdistan d’Irak ; l’ouest (Rojava), sur le territoire syrien ; le nord (Bakur), en Turquie et l’est (Rojhelat), en Iran.
Le Rojava est constitué de trois cantons autonomes : Kobané, Afrine et Djeziré. Les Kurdes de Syrie seraient 2 millions, ceux de Turquie 15 millions. Kobané, la troisième ville kurde de Syrie, est au centre du territoire peuplé en majorité de Kurdes.
► La représentation des Kurdes syriens
Le PYD : parti de l’unité démocratique, principal parti kurde syrien
Son président : Saleh Muslim est très proche des Kurdes turcs du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) dont le leader historique, Abdullah Öcalan, est emprisonné en Turquie. Le PKK est inscrit sur la liste des organisations terroristes aux États-Unis et en Europe.
Les YPG sont les unités de protection du peuple, forces combattantes kurdes en Syrie. L’YPJ est la brigade féminine de l’YPG.