Depuis son accession au pouvoir, au lendemain des élections législatives de novembre 2002 emportées par son parti, l'AKP, Recep Tayyip Erdogan n'a cessé de vanter les vertus du dialogue avec l'Europe. Si ce dialogue s'engage pour de bon le 3 octobre, il pourra légitimement revendiquer la paternité d'un ancrage à l'ouest souhaité par la Turquie depuis quarante ans. Mais en cas d'échec, sa position sera très inconfortable : Erdogan pourrait devenir un parfait bouc émissaire, le responsable désigné d'une impasse que ses ennemis politiques, qui sont nombreux, s'empresseraient de lui faire endosser.
Pour le moment, ses adversaires se contentent de le prendre en tenaille, l'obligeant parfois à de douloureuses contorsions : le premier ministre est en effet tenu de satisfaire aux exigences de Bruxelles tout en rassurant son opinion, dont l'enthousiasme européen s'est déjà émoussé. Il doit aussi, en de multiples occasions, faire la preuve de son orthodoxie républicaine, essuyant régulièrement les critiques de ceux qui l'accusent de brader les idéaux du pays. On l'a vu, pas plus tard que la semaine dernière, lorsque les nationalistes, de droite comme de gauche, se sont unis pour empêcher la tenue d'une conférence sur le génocide arménien que le premier ministre avait pourtant appelée de ses voeux.
De la même façon, le pas en avant franchi cet été par le chef du gouvernement, qui s'est prononcé pour la reprise du dialogue et pour une solution politique à la question kurde, a été largement exploité par l'opposition qui l'a accusé, dans des termes à peine voilés, de trahir les intérêts de la nation en pactisant avec l'ennemi.
Dans cette période pleine d'incertitudes, les discours démagogiques font mouche. Ainsi, le récent déplacement du chef du parti de la Juste Voie (DYP), Mehmet Agar, à Kayseri, dans le centre du pays, a été largement commenté par la presse. Dans cette ville où 70 pour cent des électeurs avaient voté pour l'AKP en novembre 2002, les journalistes ont été surpris de constater à quel point l'orateur du DYP, se présentant comme un gardien de l'ordre, ennemi des voleurs à la tire, des escrocs de la finance et des terroristes, a été acclamé par la foule. Particulièrement au moment où il a mis en cause l'attitude du gouvernement, jugée équivoque sur le dossier kurde.
Même au sein de son propre parti, Recep Tayyip Erdogan n'a pas que des amis. Depuis un an, les démissions se sont succédé dans les rangs de l'AKP, montrant la fragilité d'un mouvement qui rassemble de nombreux opportunistes ou des indécis, prêts à changer de camp sans états d'âme. Quant aux purs et durs du parti, ils compliquent eux aussi considérablement la tâche du premier ministre, l'obligeant à des reprises en main parfois délicates.
Le journaliste Cüneyt Ülsever a récemment tenté de dresser une liste de ceux qui, selon lui, tentent de mener le pays sur les pentes dangereuses de l'instabilité et du chaos. Dans cette liste figurent notamment certains groupes islamistes, autoproclamés «experts en religion», qui auraient commencé à débattre de l'éventualité d'interdire l'alcool dans certains lieux. Avec, comme perspective finale, celle d'une restauration du califat en Turquie.
De tels projets, quoique nébuleux, indignent évidemment les défenseurs de la doctrine kémaliste dont le Parti républicain du peuple (CHP), chef de file de l'opposition, est le principal porte-voix. Son leader, Deniz Baykal, vient de se tailler un joli succès en réussissant pour la première fois depuis l'accession au pouvoir du gouvernement Erdogan à souder les rangs de l'opposition afin d'imposer, contre l'avis du premier ministre, la réunion au Parlement d'une session d'urgence sur le terrorisme. A l'occasion de ce débat, les critiques se sont abattues une nouvelle fois sur Recep Tayyip Erdogan, accusé par le chef de file du Parti de la Mère Patrie (Anavatan) de manquer de patriotisme et de faire preuve de faiblesse dans sa gestion des affaires de l'Etat.
Cette victoire remportée par l'opposition a relancé les spéculations sur d'éventuelles élections législatives anticipées, sujet que le premier ministre turc a jusqu'à présent écarté. Il est visiblement plus intéressé par une autre échéance : celle de la prochaine élection présidentielle, prévue en avril 2007. Mais d'ici là, il lui reste encore un long chemin à parcourir ; et nombreux sont ceux qui prédisent que l'année 2006 risque d'être pour lui celle de tous les dangers.