Erdogan rattrapé par la crise économique

mis à jour le Lundi 28 mai 2018 à 18h18

LE MONDE | Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante) | 28.05.2018

L’opinion turque s’inquiète, à moins d’un mois des élections législatives et présidentielle anticipées.

 

Médias aux ordres, concurrents privés de temps d'antenne, opposants harcelés : la campagne électorale menée par le président turc, -Recep Tayyip Erdogan, en vue de sa réélection semblait sous -contrôle avant d'être rattrapée par les mauvaises performances de l'économie. A un mois des élections législatives et présidentielle anticipées par M. Erdogan au 24  juin, la population s'inquiète de voir ses revenus fondre tandis que les prix grimpent.

La monnaie locale, la livre turque, ne cesse de se déprécier, l'inflation est à deux chiffres (10,8  % en rythme annuel), le déficit des comptes courants se creuse, les entreprises du secteur privé tentent de restructurer leurs dettes auprès des banques, les investisseurs fuient, la confiance s'érode. Selon une enquête menée en avril par le centre d'études de l'opinion Metropoll, 50  % des personnes interrogées déplorent une " détérioration de leur niveau de vie " en  2018. " L'essence, les produits alimentaires, les vêtements, tout augmente d'heure en heure. Il faut que cela s'arrête ", s'insurge Münever, une ménagère du quartier de Sisli.

Convaincu que la livre turque est son plus farouche adversaire, M.  Erdogan a menacé le secteur financier d'" un lourd tribu à payer " si " des manipulations avec les investisseurs " étaient avérées. " Le lobby des taux d'intérêt est contre nous ", a-t-il tonné lors d'un meeting de campagne, samedi 26  mai, à Erzurum, dans l'est de l'Anatolie, invitant ses militants à servir Dieu plutôt que les intérêts du financier et philanthrope américano-hongrois George Soros.

Victime ou pas d'un complot international ou d'une mauvaise gouvernance, le pays est à deux doigts de la crise monétaire. Depuis le 1er  janvier, la livre turque a perdu 17  % de sa valeur par rapport au dollar, une baisse deux fois plus importante que celles des autres monnaies émergentes. Mercredi 23  mai, alors que la livre dévissait de 5 %, la banque centrale a fini par relever, en fin de journée, l'un de ses taux directeurs afin d'enrayer la chute et de rassurer les investisseurs. Insuffisante, tardive, la mesure a fait l'effet d'un coup d'épée dans l'eau.

Culte de la personnalité

Tétanisée par l'autoritarisme tonitruant du " Reïs ", la banque centrale rechigne à jouer son rôle, privilégiant les ajustements cosmétiques à la conduite d'une politique monétaire forte et indépendante. Difficile pour elle de relever ses taux quand le président Erdogan défend la logique inverse, à savoir qu'il vaudrait mieux selon lui baisser les taux d'intérêt pour -lutter contre l'inflation.

Coutumier des théories économiques hétérodoxes, le président turc a récemment épouvanté les marchés en foulant aux pieds le principe sacro-saint de l'indépendance de la banque centrale. S'exprimant devant un parterre de banquiers et de gestionnaires de fonds d'investissement lundi 14  mai à Londres, il a déclaré qu'en cas de réélection, il déciderait seul de la politique monétaire du pays, " n'en déplaise à certains ".

Une mise au point est venue du Fonds monétaire international (FMI). " Certains commentaires ont alarmé les investisseurs sur le fait que la banque centrale de Turquie pourrait être dirigée, commandée ou influencée par le pouvoir politique ", a déclaré Christine Lagarde, la présidente du FMI, prompte à rappeler qu'en matière de politique monétaire " mieux vaut laisser le gouverneur de la banque centrale faire le boulot ".

L'argument du complot, avancé à l'envi par les islamoconservateurs, suffira-t-il à convaincre les électeurs ? Touchés au porte-monnaie, ces derniers pourraient manifester leur mécontentement dans les urnes. Car la prospérité économique qui était jusqu'ici la marque de fabrique de M. Erdogan et de son Parti de la justice et du développement (AKP, islamoconservateur) n'est plus au rendez-vous. L'autoritarisme, le culte de la personnalité, la paralysie des institutions ont pris le pas sur le pragmatisme et sur l'ouverture des débuts.

Se fiant uniquement au cercle étroit de ses conseillers et aux médias qu'il contrôle, M.  Erdogan prononce deux ou trois discours par jour dans lesquels il a tendance à se répéter, sans offrir d'autre idée que celle de son pouvoir absolu. " Il serait faux de dire qu'il n'y a aucune fatigue ", a-t-il néanmoins reconnu dans une interview diffusée par la chaîne TRT mercredi, le jour où la livre turque dévissait.

D'économie, il ne fut absolument pas question. Les deux journalistes qui menaient l'interview étaient dans leurs petits souliers. " Le président n'est-il pas fatigué par tous ces déplacements ? Quand trouve-t-il le temps de dormir ? A-t-il eu le temps seulement pour un iftar - repas de rupture du jeûne - avec ses enfants et ses petits-enfants ? "

Réponse de l'interviewé : " Hier soir justement, je l'ai fait. Avec ma femme nous sommes allés prendre un repas d'iftar chez deux indigents à Baglum - un quartier populaire d'Ankara - . Très vite, une foule énorme a envahi le quartier. Alors j'ai demandé à Hasan, mon secrétaire, pourquoi nous étions venus avec ma voiture de fonction. Si on avait pris un bus de campagne, j'aurais pu parler à ces gens. "

 

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" Le Point " dénonce un " harcèlement "

L'hebdomadaire Le Point a dénoncé, dimanche 27 mai, une campagne de " harcèlement " contre son dernier numéro, dont la " une ", présentant le président turc, Recep Tayyip Erdogan, comme un " dictateur ", a fait l'objet de menaces dans le sud de la France. Vendredi, au Pontet (Vaucluse), un kiosquier a fait retirer l'affiche promotionnelle des façades de son point de vente sous la pression d'un groupe de militants pro-Erdogan. La " une " a été remise samedi, à la demande de la mairie.