Le nouveau Parlement dominé par les ex-islamistes s’installe.
Grand vainqueur des élections du 22 juillet, le premier ministre sortant Recep Tayyip Erdogan, le leader de l’AKP (parti de la justice et du développement, issu du mouvement islamiste), commence aujourd’hui à former son nouveau gouvernement. L’ampleur même du triomphe de l’AKP aux élections anticipées avec quelque 47 % des voix marque au moins provisoirement la fin de la crise politique. Elle avait éclaté en avril quand l’armée et le camp laïc s’opposèrent à l’élection à la présidence de la République par les députés d’Abdullah Gül, ministre des affaires étrangères qu’Erdogan appelle son «frère».
Les militaires et la gauche se réclamant de l’héritage de Mustapha Kemal, le fondateur de la République sur les décombres de l’empire ottoman, s’inquiétaient de l’arrivée à la tête de l’Etat d’un islamiste mariée à une femme voilée. En outre, si le président de la République dispose de pouvoirs limités, il bénéficie d’un droit de veto sur les nominations dans la haute fonction publique d’où la crainte «d’infiltrations islamistes dans les rouages essentiels de l’Etat».
Dans le nouveau Parlement qui a tenu samedi sa séance inaugurale, l’AKP dispose d’une confortable majorité de 349 sièges sur 550. Il n’atteint pas néanmoins la majorité des deux tiers qui lui permettrait d’imposer seul son choix pour la présidence. Le rapport de force est cependant en faveur de l’AKP, qui a relancé la mise dès le soir de la victoire, avec Abdullah Gül au balcon aux côtés du Premier ministre face à une foule en liesse scandant «Gül président !»
Ultranationalistes. « Personne ne peut interdire un candidat et rien n’empêche que je sois candidat», lançait trois jours plus tard, Abdullah Gül, lors d’une conférence de presse, bien décidé à devenir le nouveau locataire de Cankaya, l’Élysée turc. L’AKP, pour atteindre le quorum des deux tiers, devrait pouvoir compter sur le soutien des ultranationalistes du MHP, (14 % des voix) troisième force du Parlement dont le leader Devlet Bahceli a affirmé que «l’AKP est arrivé au pouvoir grâce à la volonté du peuple et il peut choisir qui il veut pour la présidence».
Les kémalistes ne semblent pour le moment ne pas avoir d’autre choix que d’avaler la couleuvre. «Le triomphe de l’AKP dans les urnes s’explique autant par l’effet repoussoir de la stratégie de la tension menée par les militaires et la haute bureaucratie que par le fait que ce parti a su, au-delà du centre-droit, attirer aussi des réformistes ou des sociaux-démocrates» explique l’universitaire Ahmet Insel soulignant que malgré les énormes manifestations de rue du printemps, le CHP (gauche kémaliste) n’a obtenu que 20 % des voix. Le chef d’Etat-major, le général Yasar Büyükanit, considéré comme un «faucon», a certes tenu à rappeler ses propos tenus en avril sur la nécessité d’avoir un président « attaché aux valeurs fondamentales de la République, dont la laïcité, pas seulement en paroles». Mais l’armée garde profil bas. «La Turquie est enfin en train de sortir du système mis en place par le coup d’Etat militaire de 1980 et, avec ce vote, les électeurs ont montré qu’ils ne veulent plus d’interférences politiques des militaires» souligne Cengiz Aktar, éditorialiste et spécialiste des questions européennes.
Un même climat optimiste entoure la question kurde alors que pour la première fois depuis 1991 des députés représentant cette minorité (13 millions de personne sur 70 millions de citoyens turcs) siègent au Parlement. Il y a seize ans, Leyla Zana avait parlé en kurde et portait les couleurs kurdes, ce qui lui valu, ainsi que que pour les autres députés kurdes, l’expulsion du Parlement. En 1994 leur immunité parlementaire fut levée et quatre d’entre-eux passèrent dix ans en prison accusés de liens avec le terrorisme des rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Conciliation. Cette fois les élus kurdes du DTP (Mouvement pour une société démocratique) parlent conciliation. «Nous voulons participer à l’élaboration d’un processus démocratique et pacifique», a affirmé Ahmet Türk, le président de ce parti que les autorités d’Ankara accusent d’être la vitrine politique du PKK qui mène toujours la lutte armée. Certains des élus kurdes ont même serré la main de leurs collègues ultranationalistes du MHP dont le leader a mené campagne en martelant qu’il fallait pendre Abdullah Öcalan, le leader du PKK condamné à la prison à vie. Pour le moment, tous les protagonistes de la crise turque jouent la détente.