Ismail Hakki Musa, l’ambassadeur de Turquie
en France. (Sipa)
www.lejdd.fr | Par Laure Marchand | 14/03/2021
RÉVÉLATIONS Ismail Hakki Musa, qui a quitté hier son poste à Paris, est suspecté dans un document judiciaire belge d’avoir été le « coordinateur » de tueurs dépêchés par les services secrets D’ANKARAIMPLICATION Cela relance les soupçons sur le rôle des agents turcs dans l’assassinat de trois militantes kurdes, en 2013 en France, sur lequel enquête toujours la justice malgré la mort du principal suspect.
Après quatre ans et demi à la tête de d’ambassade de la République de Turquie en France, Ismail Hakki Musa rentre dans son pays, remportant dans ses valises les dossiers sombres de l’activité des services secrets turcs sur le territoire européen. Il a officialisé vendredi soir son départ – effectif hier –, dans une lettre diffusée par un tweet de l’ambassade. Protégé par son immunité diplomatique, cet ancien directeur adjoint du MIT, l’organisation nationale du renseignement turc, nommé à Paris en 2016, n’aura jamais été inquiété par les autorités françaises.
Le député (PCF) Jean-Paul Lecoq l’avait pourtant interpellé en 2018 lors d’une audition de la commission des affaires étrangères : « Vous avez procédé à des milliers d’arrestations d’intellectuels, de journalistes, d’opposants, et vous les poursuivez avec vos services secrets jusqu’en Europe, parfois même jusqu’en France, où des amies kurdes ont été assassinées. » Dans un français parfait, l’intéressé s’était indigné en jugeant qu’il y avait « un aspect inadmissible dans cette question ».
Un document de la justice belge, resté confidentiel jusqu’à aujourd’hui, révèle que cette « question » était tout à fait pertinente. Il apporte un éclairage détaillé sur l’espionnage et les actions des cellules turques contre des opposants kurdes exilés et questionne le rôle que pourrait avoir joué Ismail Hakki Musa. Il relance également les forts soupçons sur l’implication des services d’Ankara dans l’assassinat de trois militantes kurdes près de la gare du Nord à Paris, en 2013.
Le 4 octobre 2017, le juge d’instruction belge Patrick De Coster a adressé une décision d’enquête européenne au ministère public français pour solliciter sa coopération. Le magistrat craignait alors « un attentat potentiellement imminent contre des politiciens kurdes de premier plan en Belgique ». Un commando turc circulait entre la Belgique et la France, indique la note, longue de 24 pages. Le contexte était lourd : La guerre entre Ankara et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), rébellion kurde placée sur la liste des organisations terroristes par l’Union européenne, a fait au moins 40 000 morts en quarante ans. Le conflit se déploie aux confins de la Turquie, de la Syrie, de l’Irak et de l’Iran mais il se joue aussi au cœur de l’Europe, là où des Kurdes et des militants du PKK ont trouvé refuge. Bruxelles est un lieu stratégique. Le Congrès du peuple du Kurdistan, branche politique de la guérilla, y a son quartier général.
Quatre mois auparavant, le 14 juin, la police belge a contrôlé une Mercedes Classe E noire, qui avait été repérée aux abords du bâtiment qui héberge le Congrès du peuple du Kurdistan. À son bord, trois hommes : Zekeriya Çelikbilek, qui « serait un ex-militaire », aurait la nationalité française et résiderait depuis six à sept mois à Argenteuil (Val-d’Oise), selon la demande d’entraide belge – la voiture est immatriculée en France à son nom ; Yakup Koç, qui a « présenté une carte de police turque » lors du contrôle ; et Haci Akkulak, un Kurde d’extraction modeste vivant en Belgique.
Ce dernier, précise le juge De Coster, a été approché par les deux premiers, en quête d’un homme de main prêt à rallier la lutte d’Ankara contre le PKK. Ils lui ont tout d’abord demandé de récolter des informations sur des responsables politiques kurdes de Turquie dans le viseur d’Ankara depuis longtemps et réfugiés à Bruxelles. Il s’agit de Zübeyir Aydar, le président du Congrès du peuple du Kurdistan, et de Remzi Kartal, son coprésident. « Assez rapidement Yakup Koç demande à Haci Akkulak s’il peut travailler avec des armes pour liquider les personnes concernées », précise la décision d’enquête européenne, où le nom du diplomate en poste à Paris (celui-ci n’a pas répondu aux sollicitations du JDD*) est directement cité à plusieurs reprises : « La coordination de leurs actions aurait été assurée par Ismail Hakki Musa, l’actuel ambassadeur de la Turquie en France. »
Le 16 juin, soit deux jours après le contrôle de la Mercedes, la menace se précise. « Quatre individus d’origine turque seraient venus en Belgique où ils auraient loué un appartement. » L’un d’eux « serait un tireur d’élite ». Les jours suivants, ils auraient séjourné à Paris en compagnie de Yakup Koç et de Zekeriya Çelikbilek. Lorsqu’ils ont pris connaissance de ce mouvement transfrontalier, « des policiers de la DGSI ont filé en Belgique, c’était la panique », se souvient une source proche du dossier.
Au sein de cette équipe clandestine, Zekeriya Çelikbilek retient l’attention. Avec lui, c’est un pan de la cartographie des agissements des services secrets turcs en Europe qui se dessine. Car son nom n’est pas seulement lié à cette opération belge ; selon le document judiciaire, cet homme, qui « aurait un lien avec Ismail Hakki Musa », a affirmé à Haci Akkulak « à l’occasion d’un entretien privé qu’il avait joué un rôle dans l’assassinat des femmes kurdes [à Paris] ».
Antoine Comte, avocat des familles des militantes assassinées, s’en étrangle : « Après une accusation pareille, il semble pour le moins que l’ambassadeur de Turquie en France aurait dû être convoqué au Quai d’Orsay, voire rappelé dans son pays. Ça montre bien la pusillanimité des autorités françaises dans cette affaire. »
« Ça montre bien la pusillanimité des autorités françaises »Antoine Comte, avocat des familles des victimes
« Cette affaire » a débuté dans la nuit du 9 au 10 janvier 2013, lorsque les corps des trois militantes kurdes sont découverts dans un petit appartement du 147, rue La Fayette à Paris. Quelques heures plus tôt, elles ont été tuées de plusieurs balles dans la tête. Une balle a également été tirée à l’intérieur de la bouche de Fidan Dogan. Surnommée « la diplomate », la jeune femme, âgée de 30 ans, était chargée de la communication politique du PKK – à ce titre, elle a même rencontré François Hollande. Leyla Saylemez, 25 ans, qui a suivi une scolarité brillante en Allemagne, occupait des fonctions d’encadrement du mouvement de jeunesse du PKK. Enfin, Sakine Cansiz, 54 ans, était une des fondatrices du PKK et une proche d’Abdullah Öcalan, le chef de la guérilla. Emprisonnée douze ans et torturée dans la prison turque de Diyarbakir dans les années 1980, elle était déjà une légende de la résistance de son vivant. La France lui avait accordé l’asile politique.
Le mobile politique du triple meurtre est immédiatement envisagé : le crime survient en pleines négociations de paix entre Ankara et la rébellion kurde. C’est à son fidèle parmi les fidèles, Hakan Fidan, que Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre, a confié les discussions avec Abdullah Öcalan. Depuis l’automne, le chef du MIT se rend en secret sur l’île d’Imrali, en mer de Marmara, où le chef kurde est emprisonné à vie.
Les exécutions de la rue La Fayette ont été commises avec un pistolet automatique. Dix balles tirées. Aucune n’a raté sa cible. Très vite, l’enquête française se resserre autour d’un individu, Ömer Güney, qui servait de chauffeur à Sakine Cansiz le jour du crime. C’est la dernière personne à l’avoir vue vivante. Les éléments matériels et ses mensonges l’accablent. Le suspect, né en Anatolie en 1982, fréquentait la communauté kurde d’Île-de-France depuis quelques mois, se disant à la recherche des origines kurdes que sa famille avait reniées. En fait, il s’agissait d’un ultranationaliste turc. Avant son ralliement à la cause kurde, il arborait une fine moustache, comme des crocs qui descendent de part et d’autre de la bouche, ainsi que le montre la photo de son passeport. C’est le signe d’appartenance aux Loups gris, la milice d’extrême droite turque, pour qui chaque Kurde est un terroriste.
Qui sont les commanditaires ? Les mois précédant l’assassinat, Ömer Güney s’est rendu à plusieurs reprises en Turquie en secret. Le dossier judiciaire turc contient ses billets d’avion ainsi que des captures d’écran de vidéosurveillance de l’aéroport Atatürk, à Istanbul. Sa silhouette y est reconnaissable. Au cours de l’instruction, il n’a jamais précisé le but de ses voyages.
Un an après l’assassinat, en janvier 2014, ses nombreuses connexions avec le MIT apparaissent de plus en plus nettement. Incarcéré à la maison d’arrêt de Fresnes, Ömer Güney a tenté de faire parvenir un plan d’évasion au siège du MIT, à Ankara, par un de ses agents qui lui a rendu visite au parloir. Le même mois, une « note d’information » attribuée au MIT et classée gizli (« secret ») est envoyée à des médias turcs. Deux individus, noms de code « Le Légionnaire » et « La Source », y sont missionnés pour exécuter Sakine Cansiz et d’autres « cibles de l’organisation en Europe ». Le profil de « La Source » et celui de Güney se ressemblent fortement.
Au cours de la même période, un enregistrement est diffusé sur Internet. Il s’agit d’une conversation en turc entre trois hommes. La police scientifique française a authentifié l’une des voix comme étant celle d’Ömer Güney avec une quasi-certitude. Celui-ci détaille aux deux autres comment il compte s’y prendre pour éliminer quatre hauts responsables du PKK en Europe. Le numéro 4, « il ne faudra pas le louper », commente celui à qui Güney s’adresse avec déférence. Ce numéro 4, qui se déplace « en véhicule protégé » et à qui il promet de s’attaquer dès qu’il en aura « l’occasion », c’est Remzi Kartal. L’un des « politiciens kurdes » contre lesquels le juge d’instruction belge De Coster redoute un attentat.
Remzi Kartal est traqué sans répit. Le coprésident du Congrès du peuple du Kurdistan est un acteur clé dans le conflit turco-kurde. Cet ancien député de Turquie, dentiste de formation, était un des négociateurs lors des pourparlers secrets avec les autorités turques à Oslo, de 2009 à 2011.
En 2016, il a porté plainte après avoir reçu des menaces de mort envoyées à partir d’un numéro ukrainien : « Une chance que tu sois encore en vie », « Nous allons faire en sorte que les gens qui t’entourent t’abattent », « Un hasard que Sakine ait été supprimée et que tu aies pu t’échapper ». Encore et toujours le lien avec les meurtres du 147, rue La Fayette. Remzi Kartal, lui, vit depuis des années comme si une équipe de tueurs pouvait surgir à chaque instant.
Le procès d’Ömer Güney aurait pu permettre d’en savoir davantage sur les méthodes du MIT. Il devait se tenir en janvier 2017 devant la cour d’assises de Paris pour « assassinats en relation avec une entreprise terroriste [commis] à la demande d’individus se trouvant en Turquie, possiblement liés aux services de renseignement turcs » ; mais il n’a jamais eu lieu : le suspect, atteint d’une tumeur cérébrale, est mort à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière le 17 décembre 2016.
L’ambassadeur de Turquie aurait eu tout loisir d’écouter ce que le suspect allait raconter à la barre. Ismail Hakki Musa venait alors de prendre son poste à Paris, revenant dans un pays qu’il connaît bien. Il y a fait ses études dans les années 1980, est titulaire d’une thèse sur les institutions de l’Union européenne à l’université de Nancy 2 et a été consul général à Lyon de 2007 à 2009.
Le décès d’Ömer Güney a en tout cas arrangé les deux capitales. Le jour de la découverte des corps, Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, s’était rendu rue La Fayette. Devant l’immeuble, il avait dénoncé un crime « tout à fait inacceptable » et martelé « la détermination des autorités françaises de faire la lumière sur cet acte ». Onze jours plus tard, il rencontrait l’ambassadeur turc de l’époque en toute discrétion et faisait part de sa volonté d’« améliorer les relations avec la Turquie », selon le rapport sur l’entretien alors rédigé par le diplomate. Le scandale d’un crime politique sur le sol français n’aura pas pesé bien lourd face aux intérêts bien compris des deux pays. Depuis, l’indispensable coopération d’Ankara dans la lutte de la France contre les djihadistes n’a fait que renforcer la décision de laisser le dossier sous le tapis.
Pourtant, Ismail Hakki Musa est un interlocuteur de premier choix sur le sujet. Lorsque Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Saylemez ont été tuées, il était directeur adjoint du MIT (de 2012 à 2016), chargé du renseignement extérieur. Que savait-il de cette opération d’élimination ? Deux responsables du MIT capturés en Irak par le PKK en 2017 ont décrit précisément la chaîne de décision remontant jusqu’en haut de l’institution. Des témoignages d’otages, à prendre avec précaution donc, mais qui désignent les interlocuteurs auxquels Güney expliquait ses préparatifs d’exécution comme étant des supérieurs hiérarchiques : « Ce genre d’assassinat est très critique. Il exige une décision des officiels de haut rang, et peu de cadres sont au courant. […] Le rapport doit remonter jusqu’au directeur. Et même le directeur doit demander au président. » Le MIT est sous la responsabilité directe de Recep Tayyip Erdogan.
Le mois dernier, Ismail Hakki Pekin, ancien chef du renseignement militaire turc, a fait des déclarations retentissantes dans une émission politique sur CNN Türk. Il a appelé à muscler la stratégie contre le PKK en s’occupant également de ses « éléments » en Europe, comme « cela a déjà été fait à Paris ».
La détermination d’Ankara à poursuivre ses ennemis en exil semble se renforcer année après année. En Allemagne, en 2018, un agent turc a été condamné pour espionnage et un footballeur kurde a échappé à une tentative de meurtre alors qu’il roulait sur une autoroute. Au mois de septembre 2020, à Vienne, un homme affirmant être un agent du MIT s’est présenté aux services secrets autrichiens pour obtenir une protection. Il a déclaré avoir reçu l’ordre d’assassiner une ex-députée autrichienne d’origine kurde, Berivan Aslan. S’il n’y parvenait pas, sa liste comportait deux cibles secondaires, deux autres anciens députés qui ont documenté l’activisme du MIT et ses réseaux d’influence en Autriche.
Cette succession de nouveaux éléments alimente une deuxième plainte des familles des trois militantes assassinées à Paris, déposée en 2018. Car si Ömer Güney est mort, ses complices et les commanditaires n’ont, eux, toujours pas été identifiés par la justice. À la demande du parquet, une information judiciaire contre X a été ouverte en 2019 pour « complicité d’assassinats en relation avec une entreprise terroriste » et « association de malfaiteurs terroriste en vue de la préparation de crimes ».
« Dans cette affaire, tout le monde comprend que le rôle des services secrets turcs est central : les parties civiles, les policiers, le premier juge d’instruction, le parquet qui accepte d’ouvrir une deuxième information judiciaire, fulmine Antoine Comte. Mais le pouvoir politique reste coi. C’est inadmissible. D’autant que dans la deuxième plainte nous montrons que des agents sont actifs dans toute l’Europe. Cette impunité du MIT est uniquement due aux autorités politiques. C’est là qu’est le scandale. »
Si elles le souhaitent, les autorités françaises pourront s’en entretenir très bientôt avec un observateur averti. Issu du sérail diplomatique, Ali Önaner, le nouvel ambassadeur qui s’apprête à succéder à Ismail Hakki Musa, fait partie de la même promotion de l’ENA qu’Emmanuel Macron. En septembre dernier, dans un tweet, il s’adressait au président français, son « camarade d’école ». En 2013, quand Fidan Dogan, Leyla Saylemez et Sakine Cansiz ont été tuées, il était premier conseiller de l’ambassade turque à Paris.
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Ismail Hakki Musa était numéro 2 du MIT, chargé du renseignement extérieur
MIT
Le Millî Istihbarat Teskilati (« organisation nationale du renseignement »), fondé en 1965, est le service de renseignement de la Turquie. Il est réputé pour son activisme dirigé contre les opposants turcs à l’étranger, notamment en Europe.
L’INTÉRESSÉ NE RÉPOND PAS
Nous avons tenté par e-mail et par téléphone de recueillir la réaction de l’ambassadeur de Turquie, vendredi et hier, sans recevoir de réponse.
Après le dossier que le JDD avait consacré le 7 février à la stratégie d’infiltration des réseaux turcs en France, Ismail Hakki Musa nous avait adressé un courrier. « L’ambassadeur que je suis n’est jamais sorti de son rôle », y affirmait-il notamment.
LAURE MARCHAND (Le Journal du Dimanche)