lemonde| Par Marc Semo | Publié le 13 janvier 2020
Depuis des années, Fariba Adelkhah travaille en Iran sur le fil du rasoir, suspecte, surveillée par les services de sécurité iraniens mais néanmoins tolérée. Agée de 60 ans, cette spécialiste du monde chiite au Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po, scrute en anthropologue, et donc sur la durée, les mutations de la société iranienne sous la République islamique. L’exercice est hautement périlleux, et désormais impossible pour un chercheur étranger. Les femmes, les classes défavorisées ou les trafics transfrontaliers sont en effet des thèmes très sensibles que le régime n’aime pas voir fouillés de trop près.
« Malgré l’opinion générale du moment, le chercheur n’est pas un agent des services de renseignements, pas plus qu’un James Bond ou un trafiquant. Le résultat de ses travaux diffère de celui des services secrets et il travaille à visage découvert. Il met ses résultats à la disposition de tous », écrivait, en 2009, la chercheuse franco-iranienne, dans une lettre ouverte après l’arrestation d’une jeune lectrice française à l’université d’Ispahan, Clotilde Reiss, accusée d’avoir participé à des manifestations contre le régime, qui fut retenue dix mois en Iran avant d’être envoyée en France après le paiement d’une amende de
Les recherches de Fariba Adelkhah font référence depuis plus de trente ans. Cela n’a pas empêché son arrestation le 5 juin 2019 le même jour que celle de son collègue et ami Roland Marchal, spécialiste de l’Afrique orientale au CERI venu lui rendre visite dans la capitale iranienne. Le 24 décembre, elle a entamé une grève de la faim en même temps qu’une codétenue universitaire australienne, Kylie Moore-Gilbert.
Un signal positif
La principale charge pesant à son encontre, celle d’espionnage passible de la peine de mort, a été abandonnée le 6 janvier. Un signal positif. Elle reste néanmoins inculpée d’« atteinte à la sécurité nationale » et de « propagande contre la République islamique ». Elle peut désormais recevoir les visites de sa famille et de son avocat, mais les autorités ne reconnaissant pas sa double nationalité, elle n’a pu jusqu’ici bénéficier d’aucune assistance consulaire française, à la différence de Roland Marchal.
Travailler sur l’Iran n’est pas facile, et pas seulement à cause de la paranoïa du régime. Fariba Adelkhah a des convictions, mais elle n’est pas une militante. Jamais elle ne s’est revendiquée comme opposante. « J’ai toujours défendu l’indépendance de ma profession par rapport à la politique. Pour cela, j’ai été attaquée de toutes parts, en Iran comme à l’extérieur du pays, par des hommes de pouvoir et des intellectuels. Tout cela parce que mes écrits sont considérés comme peu islamiques par certains fondamentalistes ou pas assez laïcs par ceux qui se disent défenseurs de la démocratie », écrivait-elle dans sa lettre ouverte de 2009 annonçant renoncer à ses recherches en Iran. Elle ne les reprit qu’après l’élection à la présidence d’Hassan Rohani, en 2013.
A la différence de nombre d’intellectuels de la diaspora, Fariba Adelkhah connaît de l’intérieur le monde très pieux et conservateur des petites classes moyennes iraniennes. Très religieux, son père croyait néanmoins à l’instruction et n’hésita pas à donner à la plus motivée de ses trois filles l’argent patiemment économisé pour un pèlerinage à La Mecque, afin qu’elle puisse aller étudier en France.
Le parcours intellectuel de Fariba Adelkhah est à bien des égards atypique. Les exigences de vérité et de justice d’Ali Shariati (1933-1977), un philosophe imprégné de la mystique chiite, et également l’un des inspirateurs de la révolution de 1979 rapidement voué aux gémonies par le nouveau régime, l’ont profondément marquée, de même que la lecture du Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir, découvert à l’université dans sa traduction en farsi. « J’ai toujours tenté d’être un pont entre mon pays d’origine et mon pays d’accueil », aime à rappeler Fariba Adelkhah qui, après quatre ans de sociologie à Strasbourg, commence ses recherches en anthropologie à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Analyses à contre-courant
« Cela ne la dérange pas de ne pas penser comme tout le monde », témoigne son ancien directeur de thèse Jean-Pierre Digard, désormais retraité, qui en préfaça la publication sous le titre La Révolution sous le voile ; femmes islamiques d’Iran (Karthala, 1991).
S’appuyant sur de nombreux entretiens avec des femmes révolutionnaires islamiques, elle montrait que le voile était aussi pour elles un moyen d’investir « de façon moralement et religieusement licite » l’espace public. « Le voile comme accès à la vie sociale », résumait-elle.
« Elle est allée au charbon, elle est restée longtemps dans ces associations de femmes pieuses et a compris comment à l’époque, pour ces dernières, le tchador était à la fois une prison et un passeport pour sortir dans la rue, pour étudier, pour jouer un rôle politique », explique Bernard Hourcade, directeur de recherche émérite au CNRS, un des grands spécialistes français de l’Iran.
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Avec ses analyses à contre-courant de celles de bon nombre d’opposants iraniens réfugiés à l’étranger, le livre de Fariba Adelkhah reçut un accueil mitigé, notamment en France, où la question du port du foulard islamique reste un marqueur politique. Volontiers cinglante voire provocatrice, elle ne se fit pas que des amis à cette occasion.
« Comment réagiriez-vous si quelqu’un vous disait que jamais nombre des femmes iraniennes n’ont été aussi libres, autonomes et dynamiques que depuis la Révolution de 1979 ? (…) Vraisemblablement en qualifiant la locutrice de ces affirmations de défenseur du régime », écrivait-elle en 2007 dans un long article de la revue Politix, intitulé « Islamophobie et malaise dans l’anthropologie ». Elle appelait « à ne pas réagir parfois de manière mécanique et inconsciente, presque “pavlovienne”, à la simple évocation de la situation iranienne postrévolutionnaire, plutôt que de réfléchir à son propos ».
Caractère volontaire et bien trempé
Elle s’est toujours bien gardée de dénoncer publiquement le régime mais, livre après livre, elle en relève les impasses comme les changements. « Tenter de comprendre, ce n’est pas justifier », souligne Bernard Hourcade. Etre moderne en Iran (Karthala, 2006) montre comment une société civile vivante et diversifiée s’est affirmée avec de réelles dynamiques s’exprimant aussi dans les urnes malgré un processus électoral resté sous tutelle. Dans Les Mille et Une Frontières de l’Iran (Karthala, 2012), Fariba Adelkhah étudie en anthropologue l’Iran dans ses dynamiques régionales, au-delà même du Moyen-Orient mais aussi sur ses marches aux populations transfrontalières kurdes, arabes ou baloutches.
Elle s’est toujours bien gardée de dénoncer publiquement le régime mais, livre après livre, elle en relève les impasses comme les changements
La chercheuse franco-iranienne n’a jamais hésité à payer de sa personne, se rendant malgré les talibans dans le pays des Hazara, des chiites vivant au cœur de l’Afghanistan. Ses amis soulignent son caractère volontaire et bien trempé. Dans la prison d’Evin, à Téhéran, malgré l’amélioration de ses conditions de détention, elle poursuit sa grève de la faim pour exiger d’être libérée mais aussi au nom « de tous les universitaires et chercheurs emprisonnés injustement en Iran et au Moyen Orient ».
« Les scientifiques sont moins protégés que les diplomates dont l’arrestation déclenche une crise grave, et ils ont moins de notoriété que les journalistes ; ils sont des otages de basse intensité, utiles pour faire pression sur les capitales occidentales ou comme enjeu dans les rivalités entre les différentes factions au pouvoir dans la République islamique », souligne Jean-François Bayart, ancien directeur du CERI et professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement, pilier de son comité de soutien. Il appelle à « suspendre la coopération scientifique institutionnelle » avec l’Iran. De fait, elle est déjà au point mort.