Par LAURE MARCHAND - [Le Figaro - 23 décembre 2005]
Le malheur des uns, c'est bien connu, fait le bonheur des autres. Et le procès du dictateur, la fortune de son couturier d'origine... kurde ! Scoop : depuis son arrestation, le raïs a perdu quatre tailles !«Taille : 1,86 m, veste : 54, pantalon : 52, pointure : 45.» Ces mesures valent de l'or et elles ont assuré la fortune de Recep Cesur. Le carnet de commandes de ce couturier turc renferme un nom précieux : Saddam Hussein. Au tribunal, l'ex-dictateur est habillé par ses soins : «Costume noir à fines rayures à 500 dollars pièce, chemise blanche et surtout pas de cravate car il a toujours détesté en mettre.» Dans sa boutique d'Istanbul, élégamment vêtu d'un complet gris perle, Recep Cesur savoure les retombées inattendues du procès de son client sur sa petite fabrique : «Une publicité pareille, c'est une aubaine ! Des millions de téléspectateurs ont vu ma marque en regardant les retransmissions des audiences sur al-Jezira. Lorsqu'il y a des gros plans sur Saddam Hussein, on voit l'étiquette sur sa manche.»
Ses ventes ont explosé au Moyen-Orient, des clients téléphonent pour le féliciter et, en Irak, le «costard Saddam» est du dernier chic chez les nostalgiques du régime du raïs. «J'en commercialise un similaire», explique-t-il pragmatique, en enlevant l'emballage en papier griffé «Cesur» d'un sucre pour son thé.
Recep Cesur a monté son premier magasin à Bagdad en 1996. «Je me suis installé dans un quartier chrétien, entre une charcuterie et un commerce d'alcools, raconte-t-il, avec l'air de celui qui sait tirer son épingle du jeu. Je suis ouvert jusqu'à 23 heures alors que les autres, tous entassés dans des bazars, tirent le rideau à 5 heures de l'après-midi.» Dans l'Irak sous embargo, le choix se limitait souvent à des marchandises en provenance de Syrie «de mauvaise qualité» ou de Dubaï mais «made in China». «Quand j'ai vu des Irakiens manger du kebab au petit déjeuner, j'ai compris qu'il y avait de l'argent et donc une clientèle, embargo ou pas embargo», explique Recep comme si le b.a.-ba du business tenait dans ces observations.
rubis sur l'ongle
Le commerçant stambouliote s'est très vite taillé une excellente réputation parmi les amateurs de belles finitions de la capitale. Tarek Aziz, l'ancien vice-Premier ministre, se fournissait chez lui. «Taille 48, chemise M, chaussures 41», récite-t-il, un mètre dans la tête. Oudaï et Qoussaï, les deux fils sanguinaires de Saddam Hussein, s'habillaient également en Cesur. Recep sort un épais album photos. Sur l'une d'elle, sa marque apparaît en grand au bord d'un stade. Cesur était sponsor officiel de l'équipe de football de Oudaï. A cette époque florissante, des serviteurs du palais passaient également commande de trois-pièces pour Saddam Hussein. «Ils arrivaient à trois voitures, postaient deux gardes devant la porte, mais ils étaient tout à fait relax», raconte, amusé, l'homme d'affaires qui n'a jamais rencontré en chair et en os son prestigieux client. Mais il n'a rien à y redire : paiement cash, rubis sur l'ongle, sans avoir à quémander de ristourne. «Le Président et sa famille me prenaient une cinquantaine de costumes par mois.» Aujourd'hui, l'armée américaine a restreint la garde-robe mais «honore également ses créances». Depuis son arrestation, l'ancien dictateur a perdu quatre tailles et le responsable du magasin de Bagdad a été escorté jusqu'à la prison pour prendre les nouvelles mesures du prisonnier.
La guerre en Irak est encore plus profitable que l'embargo pour les affaires. Recep Cesur possède désormais neuf magasins dans le pays. Chaque mois, 5 000 costumes sortent de son usine stambouliote en direction du marché irakien. Des camions font la navette. Les cargaisons restent bloquées plusieurs jours à Silopi, l'unique poste-frontière ouvert entre les deux pays, coincées dans des files de camions-citernes chargés de pétrole qui attendent sur des kilomètres avant de pouvoir passer. Il reste ensuite à sillonner les routes périlleuses pour ravitailler Kirkouk et même Bassora. Mais le territoire irakien n'est pas seulement un vaste champ de bataille réservé aux GI ou aux bandits de grand chemin. Les affaires continuent entre les convois de tanks et les attentats, pour qui ose s'y aventurer. Et Recep fait honneur à son patronyme : «Cesur veut dire courageux. Mon grand-père était un excellent tireur et il a décroché son nom pendant le service militaire.»
En Irak, la conquête du petit-fils est vestimentaire. «J'ai planté 70 panneaux publicitaires de la frontière turque jusqu'à Bagdad», annonce-t-il dans un large sourire de satisfaction. Sur des affiches, d'élégants mannequins au teint suédois ou au look méditerranéen portent ainsi le costume décontracté au bord des routes défoncées. Il a multiplié par cinq ses ventes en Irak depuis l'invasion américaine.
pas de problème de conscience
Cet autodidacte de 37 ans estime avoir «bien mérité» sa réussite. Pour le prouver à ses visiteurs, il montre avec tendresse une photographie sépia d'un gamin aux traits durcis avant l'heure par la misère, usant ses sandales en plastique sur un chemin vicinal caillouteux du sud-est de la Turquie. En 1983, avec deux semaines sur les bancs de l'école et la rage de s'en sortir pour tout bagage, il a laissé derrière lui la guerre civile entre rebelles du PKK et armée turque. Il est monté dans un bus pour Istanbul. L'adolescent kurde a débarqué dans la mégapole sans parler un mot de turc. Il passera trois ans comme homme de ménage, épargnant le moindre kurus, le centime turc : «Mes copains dépensaient leur argent dans les manèges du Luna Park, moi je fumais mes cigarettes en trois fois, et, pour manger, j'avais repéré un restaurant où le pain était gratuit. Résultat, huit ans après mon arrivée, j'ai pu reprendre une affaire avec les 1 000 euros mis de côté.»
Le petit Kurde a fait fortune sur des terres hostiles à son peuple. Vêtir le tyran qui a gazé 5 000 Kurdes dans le village d'Halabja ne lui pose pas de problèmes de conscience. En homme d'affaires prudent, il ne s'aventure pas sur le terrain politique : «J'aime Saddam Hussein en tant que client. Je le vois comme un marché. Et il est immense.»