Chose dite, chose faite. La Turquie avait prévenu que l’adoption par les députés français d’une proposition de loi réprimant la négation du génocide arménien endommagerait les liens bilatéraux. Le premier signal de rupture vient d'être donné : «Les relations avec la France dans le domaine militaire ont été suspendues», a déclaré le général Ilker Basbug, commandant des forces terrestres turques, devant la presse à Ankara. Les journalistes ont cherché à savoir si cela signifiait que des visites de responsables militaires ou de la Défense allaient être annulées. Selon l’agence officielle turque Anatolie, le général Basbug leur a répondu : «Il n’y a aucune visite [prévue] de haut niveau entre les deux pays». Interrogés dans la soirée, les deux ministères français de la Défense et des Affaires étrangères n’ont fait, quant à eux, aucun commentaire sur la décision turque.
La France et la Turquie sont toutes les deux membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan), chargée de défendre ses pays membres contre les menaces mondiales. La Turquie et la France ont participé également à des exercices militaires conjoints et ont envoyé des troupes pour servir dans la force internationale des Nation unies au Liban (Finul). La Turquie a déclaré vouloir poursuivre une «coopération mutuellement bénéfique» avec les militaires français dans des opérations internationales, que ce soit au sein de l’UE, de l’Otan en Afghanistan, ou de l’Onu au Congo et au Liban.
Mais Ankara avait prévenu que les relations bilatérales et commerciales pourraient gravement souffrir si le projet de loi était adopté. Or la Turquie, qui achète régulièrement des armes de fabrication française, est un partenaire commercial privilégié de la France : les échanges se sont chiffrés à 8,2 milliards d’euros en 2005. A travers la déclaration laconique du général Ilker Basbug, faut-il comprendre que la sanction infligée à la France passerait par le boycott commercial de firmes françaises de fabrication d’armes ? Rien n’a été affirmé en ce sens? Néanmoins, la question reste ouverte.
«Nous sommes très attachés au dialogue avec la Turquie»
Par le passé, en 2001, lorsque le parlement français avait reconnu l’existence d’un génocide arménien, les militaires turcs avaient aussitôt engagé des représailles en annulant toutes visites réciproques et les entreprises françaises, spécialisées dans l’armement, avaient été les premières à pâtir de la colère d’Ankara. Cette fois, des appels d’offres publics ont été lancés pour l’achat de 52 hélicoptères militaires et civils, un marché qui représente plusieurs centaines de millions d’euros. Il n’est pas improbable que les sociétés françaises en lice soient écartées. Mais, de son côté, en engageant une bataille commerciale avec un grand pays de l’Union européenne (UE), Ankara ne crée pas un climat de nature à faciliter les négociations en vue de son adhésion à l'UE.
En somme, ni la France, pour des raisons économiques, ni la Turquie, qui souhaite entrer dans l’Union européenne, n'ont intérêt à ce que la situation s’envenime. Tandis que le ministre turc des Affaires étrangères, Abdullah Gül, a affirmé mardi devant les parlementaires que cette adoption du projet de loi portait «un coup sévère aux relations turco-françaises [qui seraient] irréparablement endommagées dans les domaines économiques, politiques et de la sécurité», le porte-parole du ministère français des Affaires étrangères, Jean-Baptiste Mattéi, tente d’apaiser les tensions. «Nous sommes très attachés au dialogue avec la Turquie ainsi qu’aux liens d’amitié et de coopération qui nous unissent à ce pays et que nous souhaitons continuer à développer», a insisté le diplomate français.
Jean-Baptiste Mattéi a précisé : «Le gouvernement [français] mettra à profit chaque étape [du processus législatif] pour continuer à faire connaître sa position sur cette proposition de loi qui ne lui semble pas nécessaire et dont l’opportunité est discutable». C’est en dépit de l’hostilité du gouvernement français que la proposition de loi de l’opposition socialiste a été adoptée le 12 octobre dernier. Le texte, qui vise à compléter la loi du 29 janvier 2001 par lequel la France a reconnu officiellement le génocide de 1915, n’a toutefois pas été approuvé par le Sénat, étape obligée pour entrer en vigueur. L’article unique de la proposition, qui punit de peines allant jusqu’à cinq ans de prison et 45 000 euros d’amende ceux qui contesteront l’existence du génocide, n’est pas non plus inscrit à l’ordre du jour de la Haute Assemblée.