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Le Point N° 2376 l 15 mars 2018
L'éditorial de Franz-Olivier Giesbert
Avec l'affaire des Kurdes de Syrie, principaux artisans de la victoire contre Daech, l'Occident est arrivé au bout du bout de la bêtise et de l'ignominie. Avec un cynisme sans fond, le voici qui laisse la Turquie, son« alliée», les exterminer avec l'aide des soldats de feu l'Etat islamique.
Retrouvant les réflexes de son président« collabo» de sinistre mémoire Emil Hacha ( 19 38- 19 39 ), la République tchèque n'a même pas hésité à arrêter ce week-end Salih Muslim, figure historique des Kurdes de Syrie, de passage à Prague, sous prétexte que son nom était inscrit sur la liste des« terroristes» établie par Ankara.
On ne refuse rien et on passe tout à la Turquie. Membre de l'Otan, elle a réussi à faire oublier que, pendant tout le conflit avec Daech, elle est restée du dernier bien avec les islamistes, leur fournissant des armes en douce et leur servant de prête-nom pour vendre du pétrole. Une professionnelle du double jeu, de l'escobarderie.
Nationaliste hystérique, Recep Tayyip Erdogan, son président, Selim le Terrible de poche, n'a qu'une obsession: en finir avec les Kurdes de Syrie (moins de 3 millions de personnes) qui, s'ils obtenaient l'autonomie territoriale, doperaient, pense-t-il, les ardeurs indépendantistes des Kurdes de Turquie (entre 12 et 15 millions), minorité maltraitée sinon persécutée.
C'est pourquoi les plus hautes autorités religieuses de la Turquie ont décrété, sans doute à la demande d'Erdogan, le djihad contre les Kurdes de Syrie, selon un scénario déjà bien rodé: quelques mois avant le génocide de plus de 1 million d'Arméniens en 1915, le cheikh ul-Islam, chef spirituel des sunnites, avait pareillement donné le signal de la guerre sainte contre lesdits Arméniens. Aujourd'hui, les soldats turcs et les islamistes syriens attaquent les villages kurdes aux cris de: «Allahou Akbar! Sus aux porcs athéistes ! »
La Turquie en est-elle à un génocide près? Un siècle plus tard, on dirait que l'Histoire radote. Ce qui se passe aujourd'hui dans l'enclave d'Afrine et se perpétuera demain dans le Rojava a pour objet d'anéantir les Kurdes de Syrie et de les remplacer par des réfugiés arabes islamistes à qui seront données leurs terres. Toutes les conditions d'un succès semblent réunies pour Erdogan, qui s'est assuré la neutralité plus ou moins bienveillante de l'Iran, de la Russie, des Etats-Unis, de l'Allemagne, de la France.
Il n'y en a pas un pour racheter l'autre. Honte aux gouvernants qui, à gauche comme à droite, d'Obama à Trump, rivalisent de cynisme et d'hypocrisie sur le dos des martyrs kurdes. Honte au troupeau des médias qui, avec leurs réflexes pavloviens, se déshonorent avec suffisance et bonne conscience.
N'entendez-vous pas les cris d'effroi sous les bombardements? Non, bien sûr: tout le monde est sourd, personne ne veut savoir, les caméras ont mieux à faire ailleurs. Il est vrai que les chers confrères de la gauche bien-pensante à l'indignation sélective, pardon de l'euphémisme, ne s'intéressent qu'aux exactions commises par les« méchants» soldats de Bachar el-Assad dans la Ghouta orientale contre les« gentils» rebelles qui, cela va de soi, ne sont pas islamistes. Le conformisme islamo-gauchiste est en marche, rien ne l'arrêtera.
Bachar el-Assad est un boucher sans scrupules, de la même espèce que Recep Tayyip Erdogan, mais à cette différence près: tueur de masse, le dictateur syrien n'est pas génocidaire; il n'a pas entrepris de supprimer une ethnie, celle des Kurdes de Syrie, de la surface de la terre. Pourquoi, alors, le président turc est-il tellement mieux traité par le camp du bien? Qu'est-ce qui amène les «élites» politico-médiatiques de la planète à fermer systématiquement les yeux sur les massacres de Kurdes par l'armée turque et ses alliés islamistes?
Mégalomane paranoïde et maître-chanteur patenté, Erdogan fait peur. Il menace tour à tour de lâcher les vannes de l'immense réserve de migrants syriens parqués dans son pays (avec les subventions européennes) ou de remettre en question le maintien à lncirlik, sur son territoire, d'une grande base militaire américaine avec son arsenal d'ogives nucléaires. Face à lui, tout le monde se couche, y compris Trump-le-Matamore. Quant au président Macron, nous dirons, par politesse, que, dans ce festival de pleutrerie internationale, il est à peu près aussi inflexible qu'un marshmallow. Pas glorieux, excusez du peu.
Rares sont ceux qui ont osé briser le silence radio. Jean-Luc Mélenchon a bien donné, et grâces soient rendues à François Hollande, qui a sauvé l'honneur de l'Europe, ce dimanche, en prenant vigoureusement le parti des Kurdes de Syrie, qu'il avait déjà soutenus contre la Turquie il y a trois ans, quand ils ont libéré Kobané contre Daech et... les Turcs. Merci, M. Hollande! Merci pour eux!•