Propos recueillis par Frédéric Fristcher
9 juin 2006, (Rubrique Opinions
LE FIGARO. • La situation continue de se dégrader en Irak, pensez-vous que cette violence puisse dégénérer en guerre civile ? Gérard CHALIAND. Il faut s'entendre sur ce qu'est une guerre civile. Celle-ci est générale lorsque les dirigeants décident d'en découdre, l'un des camps pensant ainsi l'emporter. Ou bien c'est le résultat d'un glissement qu'on ne peut plus stopper tant les passions, comme naguère au Liban, ne peuvent plus être réfrénées par les directions. Les guerres civiles sont les plus cruelles des guerres et les plus irrationnelles. Leur coût étant presque toujours plus élevé que leur enjeu Nous n'en sommes pas là en Irak. En marge de l'insurrection sunnite qui s'en prend, comme les djihadistes de feu Zarkaoui, aux civils chiites ainsi qu'à la police et à l'armée irakienne, la milice chiite issue de la brigade Badr, formée en Iran, en partie regroupée au sein du ministère de l'Intérieur liquide des civils sunnites. Activité à laquelle se livre aussi la milice de Moqtada al-Sadr. On a là, en quelque sorte, l'infrastructure d'une guerre civile jusqu'à présent rampante. L'insurrection sunnite affecte quatre provinces sur dix-huit (Bagdad, Ninive, Anbar, Salahaddin) et les liquidations sectaires ont surtout lieu à Bagdad et à Dyala. Les quartiers interconfessionnels n'existent pratiquement plus. Chaque groupe soumis à la violence se retranche dans ses quartiers propres, protégés par les siens.
Comment le gouvernement irakien pourrait-il reprendre la situation en main ?
La formation de ce gouvernement dit «d'union nationale» a été laborieuse à cause de l'attribution des postes clefs de ministres de l'Intérieur et de la Défense. Une partie des chiites a contribué à la paralysie des négociations, ce qui convenait à l'Iran qui tient à rappeler son influence sur les affaires irakiennes. Il faudrait maintenant rétablir un peu de sécurité et pallier les carences criantes de l'infrastructure : trois ans après l'investissement de Bagdad, on n'a pas encore retrouvé, en matière d'électricité, le niveau d'avant-guerre ; quant au pétrole, sa production n'atteint officiellement que 50% de celle d'avant 2003 ; enfin, il faudrait mettre en place des institutions, le libre vote n'étant qu'une des conséquences de la démocratie, non un critère.
Tout ceci dans un climat durable de violence où l'insurrection sunnite reste toujours aussi redoutable avec une soixantaine d'attentats par mois, où les djihadistes veulent imposer leur image, où les milices chiites sont armées et entendent le rester. Autant de paramètres de nature à engendrer et à nourrir des violences supplémentaires.
Enfin, le problème économique affecte gravement la population. Le pétrole qui devrait selon l'Administration Bush assurer la croissance de l'Irak reste un produit dont le pays profite trop peu.
Cela dit, ce gouvernement est de toute façon la dernière chance de l'Irak de parvenir à mettre en place un processus • plus ou moins boiteux • permettant d'éviter une radicalisation des antagonismes. L'an prochain, un référendum doit décider du sort de Kirkuk réclamé par les Kurdes. Il est douteux que le règlement de cette question se passe sans affrontement, ce qui compliquera un peu plus l'équation irakienne déterminée par des aspirations contraires, fondées sur des groupes ethniques ou confessionnels.
Ni l'armée irakienne, surtout composée de chiites, ni la police, particulièrement infiltrée d'éléments islamistes, ne peuvent venir à bout de l'insurrection. Les troupes américaines, même réduites, devront rester plusieurs années en Irak parce qu'une défaite politique ne peut que miner, dans le «Grand Moyen-Orient», la crédibilité des États-Unis engagés inconsidérément dans une guerre dont les néoconservateurs et le Pentagone n'avaient préparé que la dimension militaire.
La volonté iranienne de se doter de l'arme nucléaire complique l'équation moyen-orientale. Ne risque-t-elle pas de rendre intenable la position des États-Unis dans la région ?
La non-prolifération vise à retarder le plus possible la sanctuarisation des puissances moyennes, surtout quand celles-ci sont hostiles, car elles échappent, par la possession de l'arme nucléaire, au diktat des grandes puissances. D'où leur volonté de s'en doter pour assurer leur sécurité et cesser d'être vulnérables.
Dans cette dialectique entre le fort et le faible, on ne veut pas envisager la fonction stabilisatrice du feu nucléaire • comme le montre la retenue toute nouvelle des relations indo-pakistanaises • mais pour le plus puissant de conserver la capacité de contraindre le faible. Toute rhétorique et gesticulation de part et d'autre mise à part, ceci est l'essence de la crise actuelle entre les États-Unis et l'Iran.
On ne peut pas faire confiance aux dirigeants iraniens lorsqu'ils prétendent s'en tenir à un programme civil, mais on n'a aucune preuve de l'inverse. La crise est ouverte et tient au fait que ni l'Administration Bush ni Israël ne peuvent tolérer que le régime iranien actuel se dote de l'arme atomique. La logique de l'Administration Bush reste l'extension du champ du conflit avec pour objectif de provoquer un changement de régime. On ne sait pas où déboucheront les pourparlers, officieux ou non, destinés à trouver un compromis. L'Iran y consentira-t-il ? In fine, si l'option militaire unilatérale était choisie selon la doctrine de la préemption, les conséquences en seraient, régionalement, difficilement évaluables.