Le ministre turc des Affaires étrangères, Ali Babacan, a averti hier que son pays gardait « toutes les options sur la table » pour venir à bout des rebelles kurdes du PKK, qui disposent de bases arrière dans le nord de l'Irak.
La guerre fait rage sur la télévision turque. Dans la base de Batufa, à l'ouest du Kurdistan irakien, une dizaine de jeunes gardes frontières kurdes s'entassent sur des canapés défoncés, devant leur poste de télé. En treillis américains, ils fument des cigarettes et sirotent des verres de thé trop sucré, d'un air parfaitement détendu. Sur l'écran, des soldats turcs manoeuvrent, et des volées d'obus s'abattent dans des montagnes non identifiées. Ces images ne sont que des films d'archives destinées à accompagner les menaces du gouvernement turc, après la mort de douze soldats, et la capture de huit autres militaires dans une embuscade tendue la semaine dernière par les séparatistes kurdes près du village turc de Daglica.
Le Parlement turc a voté mercredi dernier une motion autorisant l'armée à lancer une opération au Kurdistan irakien si les captifs ne sont pas libérés, et le groupe rebelle kurde, désarmé. « Cette affaire entre les Turcs et le PKK se déroule surtout du côté turc de la frontière », assure un sous-officier. « Parfois ça déborde un peu par ici, quelques obus tombent le long de la frontière, mais rien de grave. »
Car à l'extérieur de la base de Batufa, petite caserne proprette au sommet d'un piton couvert d'herbe jaune, les montagnes qui séparent la Turquie du Kurdistan irakien sont étrangement calmes. Loin du battage médiatique, on n'observe dans ce paysage bucolique qu'une drôle de guerre, quasi virtuelle, et dont l'infinie complexité reflète celle de la situation du Kurdistan.
Des troupeaux paissent paisiblement dans les collines, emmenés par des bergers en pantalons bouffants et larges ceintures traditionnelles kurdes. Quelques obus tombent ici et là, mais généralement dans des vallées désertes, comme si les artilleurs turcs évitaient soigneusement pour le moment de toucher le moindre objectif. Des soldats kurdes rigolards s'installent dans les collines avec leurs popotes et campent sous les arbres, face à la montagne d'où devrait déboucher l'armée turque.
Mais les Turcs sont aussi derrière eux. À quelques kilomètres de Batufa, une base de l'armée turque est déjà installée en territoire kurde. À l'abri de leurs fortifications, des soldats turcs montent tranquillement la garde sous un beau soleil d'automne. « Il y en a quatre ou cinq comme celle-là », explique le chef des gardes frontières, le colonel Hussein. « Ils sont venus en 1997 sous prétexte de contrôler les activités du PKK, et sont restés depuis. Nous entretenons des relations tout à fait cordiales. »
Le colonel affiche un air aussi serein que celui de ses soldats. Dans son bureau, son téléviseur est aussi allumé. « Vous savez, la télévision turque dit beaucoup de choses, mais c'est surtout pour des raisons de politique intérieure à Ankara, explique-t-il. Nous n'avons aucun problème avec la Turquie. »
« Les militants du PKK se cachent depuis longtemps dans la zone frontière, admet-il. Mais ce sont des montagnes très difficiles d'accès, et une armée aura bien du mal à les trouver. Quand aux bombardements turcs, ils n'ont rien de très nouveau : depuis le début de l'année, il y a eu trois raids aériens et une centaine de tirs d'artillerie. »
Pourtant, l'incursion récente des rebelles kurdes du PKK du côté turc de la frontière menace ce curieux équilibre. « Ceux qui nous font souffrir vont souffrir à un degré qu'ils ne peuvent même pas imaginer », a averti le chef de l'état-major turc. Les médias turcs amplifient depuis les préparatifs d'une invasion, et annoncent que près de 100 000 hommes, des avions et des hélicoptères de combat sont prêts à intervenir. Ankara exerce une intense pression diplomatique sur les autorités irakiennes et kurdes pour obtenir la libération de leurs soldats et la fin des activités du PKK au Kurdistan.
Mais la situation du Kurdistan irakien, région montagneuse aux confins de l'Irak, de la Syrie, de l'Iran et de la Turquie est d'une complexité qui donne le tournis.
Ces provinces bénéficient depuis la fin de la guerre du Golfe en 1991 d'un statut de quasi-autonomie vis-à-vis de l'Irak. Depuis la chute de Saddam Hussein en 2003, la région est devenue pratiquement indépendante. Le Kurdistan a son gouvernement autonome, présidé par l'ex-guérillero Massoud Barzani. On passe sans visa irakien la douane de l'aéroport d'Erbil, et les drapeaux kurdes, un soleil jaune sur bandes verte, blanche et rouge, flotte sur les édifices publics.
Des soldats kurdes, anciens pechmergas entraînés et équipés par les forces américaines, contrôlent avec soin les routes qui descendent vers la plaine irakienne. La guerre civile qui fait rage en Irak n'a pratiquement pas atteint le Kurdistan, et la région reste l'une des seules zones à peu près sûres du pays. À quelques kilomètres des derniers postes kurdes, le chaos qui règne dans la ville de Mossoul, avec son cortège d'attentats et d'assassinats quotidiens, semble appartenir à une autre planète.
L'imbroglio est donc total. La Turquie, qui refuse de reconnaître l'indépendance du Kurdistan, fait pression sur le gouvernement irakien, et sur le président Jalal Talabani, qui se trouve opportunément être kurde. Mais les préparatifs militaires turcs s'adressent évidemment et en premier lieu aux autorités kurdes, sommées par Ankara de désarmer les guérilleros du PKK et d'obtenir la libération des prisonniers.
Ces dernières sont bien embarrassées. D'abord parce que le proto-État kurde, qui connaît depuis quatre ans un boom économique sans précédent, dépend étroitement de ses liens commerciaux avec la Turquie, et a tout à perdre des représailles d'Ankara. Mais aussi et surtout parce que les séparatistes kurdes du PKK échappent largement à son contrôle. Une partie des guérilleros de cette organisation marxiste, créée à la fin des années 1970 et dont les forces sont estimées à environ 3 000 combattants, est réfugiée au Kurdistan.
D'autres opèrent encore en Turquie, où des combats les auraient opposés ces derniers jours à l'armée turque. Les soldats capturés seraient d'ailleurs, si l'on en croit le PKK, détenus du côté turc de la frontière. Les Kurdes d'Irak, qui se sont réfugiés à plusieurs reprises chez leurs cousins de Turquie pendant les campagnes de répression de Saddam Hussein, répugnent aussi à livrer les activistes du PKK.
Les menaces d'invasion turques semblent pour l'instant destinées à intimider les autorités kurdes, ainsi qu'à flatter le sentiment national turc bafoué par les récentes attaques du PKK. Rien n'indique en effet que l'état-major turc soit pressé de s'engager dans une campagne militairement difficile dans les montagnes du Kurdistan. Mais le risque d'une conflagration est suffisamment réel pour inquiéter tous les acteurs de cette région troublée, et en premier lieu les États-Unis. Déjà empêtrés dans le bourbier irakien, les Américains doivent à présent empêcher un nouveau conflit entre leur puissant et ombrageux allié régional turc, et un Kurdistan qui représente la seule partie relativement stable de l'Irak, en même temps que leur dernier soutien dans un pays en proie au chaos.